La guerre en Ukraine est perdue. Il reste trois options
J’ai commencé à écouter George Beebe il y a quelques années lorsqu’il mettait en garde contre les tensions en Ukraine, le risque réel d’escalade vers la guerre nucléaire et les dangers de la pensée de groupe. En 2021, il estimait que la Russie était susceptible d’envahir l’Ukraine étant donné la détermination des États-Unis à faire entrer le pays dans l’OTAN et le fait que c’était le “moment ou jamais” pour Moscou d’empêcher cela. Des années plus tôt, l’ambassadeur américain à Moscou, et maintenant directeur de la CIA, William Burns, avait envoyé un câble urgent à Washington pour avertir que les Russes considéraient l’Ukraine comme « la plus rouge de leurs lignes rouges » :
“L’entrée de l’Ukraine dans l’OTAN est la plus brillante de toutes les lignes rouges pour l’élite russe (pas seulement Poutine)”, a écrit l’ambassadeur Burns. “En plus de deux ans et demi de conversations avec des acteurs clés russes, des gratte-papiers dans les recoins sombres du Kremlin aux critiques libéraux les plus acerbes de Poutine, je n’ai encore trouvé personne qui considère l’Ukraine dans l’OTAN comme autre chose qu’un défi direct aux intérêts russes.”
Je cite tout cela parce que si l’Ukraine, toute l’Europe, et même nous tous, voulons nous épargner le pire, nous devons abandonner une phrase très inutile : “sans provocation”.
Cela empêche de faire ce qui est pourtant essentiel : des discussions approfondies, constructives et continues entre la Russie et l’Occident pour créer un cadre de sécurité pour toute l’Europe, acceptable par toutes les parties.
Depuis février 2022, la propagande occidentale a martelé dans l’esprit des gens que l’invasion n’était “pas provoquée”. Très peu en dehors de l’Occident, cependant, partagent cette perspective. George Beebe ne soutient pas l’invasion, estime que la Russie a beaucoup de tords, mais rejette ce genre de rhétorique simpliste comme inutile et potentiellement désastreuse. Il a été interviewé la semaine dernière par le professeur Glenn Diesen et Alexander Mercouris sur The Duran et, à mon avis, a donné une grande leçon sur l’art de gouverner de manière responsable.
“Il y a eu beaucoup de gestion narrative, beaucoup de maintien de l’ordre du discours public.” explique Beebe. “Quiconque suggérait qu’il y avait peut-être un élément de provocation qui affectait les décisions russes à ce sujet était immédiatement anathématisé.”
Beebe dit que l’Occident a une idée erronée de la nature même du conflit. Les États-Unis et les Européens ont défini l’invasion russe comme un “problème de modèle de dissuasion” plutôt qu’un “problème de modèle en spirale”. Dans le premier cas, l’adversaire est une sorte d’Hitler qu’il faut arrêter à tout prix.
“Nous avons intériorisé ce modèle comme une vérité universelle dans les relations internationales. Nous croyons que chaque problème auquel nous sommes confrontés est ce problème de modèle de dissuasion et nous ne pouvons pas négocier.”
En réalité, dit Beebe, le conflit correspond à ce que Robert Jervis a défini dans les années 1970 comme un “problème de modèle en spirale” – où vous avez un État qui tente d’améliorer sa propre sécurité en prenant des mesures (par exemple, l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN) qu’un autre État (la Russie) estime menaçantes. Vous entrez dans une dynamique d’action et de réaction qui peut dégénérer au point d’entrer en conflit.
“Lorsque vous essayez de résoudre un problème en spirale en refusant de négocier, vous aggravez le problème des deux côtés. C’est comme verser de l’essence sur un feu”, dit Beebe.
L’ancien chef du bureau russe de la CIA soutient que si nous voulons sortir du désastre qu’est l’Ukraine, l’Occident doit redécouvrir la diplomatie et la capacité de négocier avec des opposants géostratégiques. Le triomphalisme américain après la chute du mur de Berlin a conduit, dit-il, les États-Unis à penser qu’ils pouvaient abandonner leur art de gouverner.
“Nous ne sentions plus que nous devions nous engager dans des concessions diplomatiques normales, en essayant d’équilibrer les intérêts ainsi que le pouvoir ; le genre de choses que l’art de gouverner implique depuis des milliers d’années. Nous pensions que ce n’était pas nécessaire. Numéro un : nous savons que nous avons raison. Et numéro deux : la puissance américaine était tellement disproportionnée face à la puissance de tout autre pays que nous pouvions simplement imposer nos points de vue, qu’ils le veuillent ou non.”
Ce moment, le Moment unipolaire, est passé et nous sommes maintenant dans un monde multipolaire. Il n’y a pas de confirmation plus nette de ce paysage géopolitique modifié que le fait que la Russie, par la force des armes, a presque certainement vaincu les plans américains d’étendre l’OTAN en Ukraine.
L’utilisation lente et grinçante de la guerre d’usure par la Russie a porté ses fruits : le front de l’Est fléchit devant eux et l’armée ukrainienne, qui a opposé une résistance étonnamment robuste et courageuse, est de plus en plus incapable de tenir la ligne.
Cette semaine, la ville forteresse de Selydove est tombée faisant à peine une mention dans les médias grand public. Il y a quelques semaines, Vuhledar, une autre clé des défenses ukrainiennes, est tombé après des mois de pression de la part des Russes. Chaque jour, les villages et les villes s’effondrent à un rythme accéléré. Chasiv Yar, l’un des écrous les plus difficiles à casser pour les Russes, est sur le point de s’effondrer. Les Russes se rapprochent de Pokrovsk, un centre logistique clé à Donetsk.
Les Ukrainiens sont confrontés à un terrible dilemme. La plupart semblent réaliser que la guerre est perdue. Toute tentative de négociation avec les Russes, cependant, déclencherait des pressions internes en Ukraine qui pourraient conduire à un coup d’État, à des assassinats ou à d’autres bouleversements. Les États-Unis ne voudront pas que la guerre se termine avant que le président Biden ne quitte ses fonctions en janvier 2025 ; et cela pourrait prolonger l’agonie, les pertes en vies humaines et la cession d’encore plus de territoire à la Russie pour des raisons intérieures américaines plutôt que pour les meilleurs intérêts de l’Ukraine. Où tout cela mène-t-il ?
George Beebe voit trois options. L’OTAN intensifie sa pression et devient directement impliquée dans les combats ; une action qui pourrait avoir des conséquences indicibles. Plus probablement, l’Ukraine pourrait subir un effondrement ; une combinaison d’échec militaire et politique car sa capacité de maintenir une armée efficace sur le terrain est perdue.
“Si je porte mon chapeau d’analyste, je dirais que le scénario le plus probable est que l’Ukraine s’effondre et devienne une sorte de quartier dysfonctionnel de l’Occident. Nous aurons alors plus ou moins un trou noir sécuritaire en pleine Europe qui posera de réels problèmes.”
En l’absence d’un cadre convenu, d’autres points chauds pourraient éclater à tout moment, notamment la Géorgie, la Moldavie, la Biélorussie et Kaliningrad.
La troisième option, et clairement la meilleure pour Beebe, est que l’Occident change de cap et “décroche le téléphone“, mettant fin à son refus de négocier.
“L’Occident doit reconnaître qu’il est important pour nous de trouver un règlement négocié”, dit Beebe.
“Nous ne pouvons pas simplement dire aux Russes, gelons le conflit en Ukraine, et un jour nous nous mettrons à parler d’une sécurité européenne plus large, “faites-nous confiance”. Ça ne va pas marcher. Nous allons devoir indiquer que nous comprenons que ces questions sont importantes et qu’il est dans notre intérêt personnel de les aborder d’une manière qui tienne compte des intérêts fondamentaux de la Russie en matière de sécurité. Les Russes ne vont pas en tirer tout ce qu’ils veulent. Nous non plus. Les deux parties vont devoir protéger leurs intérêts les plus vitaux dans tout cela. C’est un truisme dans les accords diplomatiques.”
Et c’est ainsi que les adultes parlent.
Eugene Doyle
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone
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