vendredi 15 juillet 2022

AFRIQUE, VIA UKRAINE

 https://affaires-africaines.com/aide-militaire-a-lukraine-un-danger-pour-lafrique/

Aide militaire à l’Ukraine : un danger pour l’Afrique ?


Résumé : L’Ukraine a perçu une aide militaire conséquente depuis le début de la guerre. Il est ici argumenté qu’une quantité importante d’armes fournies à l’Ukraine sera inévitablement détournée sur les marchés illicites européens pendant et après la guerre. Les zones de conflits armés et à fort taux de criminalité étant les principales sources de la « demande » en armes illicites, il est très probable que des armes fournies à l’Ukraine finissent entre les mains de groupes armés non-étatiques et d’organisations criminelles basées en Afrique dans les années/mois à venir. Ce phénomène aura pour effet d’aggraver la violence des conflits et d’étendre l’insécurité à des régions jusque-là relativement épargnées. Le retour des « volontaires » combattant en Ukraine constitue également une menace sécuritaire et sanitaire qu’il convient d’anticiper.

1. En quoi l’aide militaire à l’Ukraine est problématique ?

Depuis le 24 février 2022, marquant le début des opérations militaires russes en Ukraine, une vague d’indignation à travers le monde occidental a émergé. Si les États membres de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN) et de l’Union européenne (UE) n’ont pas souhaité envoyer de troupes sur le terrain, une quantité importante d’armes conventionnelles et de « volontaires » ont été mises à disposition de l’Ukraine[1].

D’après les données du Conseil de l’Atlantique Nord, parmi les trente-deux (32) États ayant fournis une aide militaire à l’Ukraine depuis le début de la guerre, seul la Finlande et la Suède ne font pas partie de l’OTAN[2].

Six autres ne sont pas non plus membres de l’UE, mais la plupart, excepté les États-Unis et le Canada, sont géographiquement localisés en Europe (Royaume-Uni, Macédoine du Nord, Albanie, Norvège)[3].

Figure 1 : Aide militaire à l’Ukraine en Euros par État donateur (létale et/ou non-létale)

Aide militaire octroyée à l'Ukraine par État en Euros du 24 février au 6 mai 2022 (valeurde mai 2022)valeur en eurosAlbanieCanadaRépubl…EstonieFranceGrèceLettonieLuxem…Macéd…PologneRoum…SlovénieSuèdeÉtats-…5000000001000000000150000000020000000002500000000EtatsValeur en Euros
Etatvaleur en euros
Albanie
Belgique
Canada303 657 000
Croatie16 500 000
République tchèque45 000 000
Danemark
Estonie230 000 000
Finlande
France100 000 000
Allemagne
Grèce
Italie
Lettonie1 200 000
Lituanie10 000 000
Luxembourg
Pays-Bas
Macédoine du Nord
Norvège40 000 000
Pologne1 500 000 000
Portugal
Roumanie3 000 000
Slovaquie47 700 000
Slovénie
Espagne
Suède
Royaume-Unis147 521 250
États-Unis2 563 920 000
Chart by Visualizer

L’Autriche, la Bulgarie, l’Islande, l’Irlande et le Monténégro fournissent une aide non-létale, notamment des gilets pare-balles, des casques, des rations alimentaires ou encore des services de réparation de matériel militaire. Les autres, fournissent une aide militaire létale et/ou non-létale. Au total, 4,7 milliards d’euros (valeur de mai 2022) ont été déclarés par les donateurs. 53,65 % de ce total, soit 2.56 milliards d’euros, provient des États-Unis.

Figure 2 : Aide militaire à l’Ukraine par type d’armes

Armes et objets donnésNombre d'armes
armes légères et de petit calibres (ALPC)85 000
Munitions d'ALPC52 420 000
Armes anti-chars et lance-roquettes46 465
Mortiers4 202
Munitions de gros calibres216 276
Lances grenades1 470
Grenades7 500
Systèmes de missiles anti-aériens4 182
Missiles1 360
Chars322
Véhicules blindés425
Drones tactiques611
Hélicoptères de combat11
Table by Visualizer

Notez qu’à l’exception des États-Unis, les donateurs sont globalement opaques sur les quantités et parfois sur le type d’armes fournies, probablement pour des considérations stratégiques, pour éviter toute représailles de la part de la Russie, ou, dû à un manque de législations contraignantes. Il convient donc de considérer que ces valeurs présentées ici sont largement sous-estimées.

Par ailleurs, une quantité importante de combattants étrangers (20 000 d’après les autorités ukrainiennes[4]). auraient été recrutés via les représentations diplomatiques ukrainiennes à travers le monde, parfois avec l’aval des autorités locales. En effet, si l’aide militaire octroyée à un État allié/ami agressé parait légitime, l’aide militaire est néanmoins problématique.

Le droit international en matière de prévention du détournement d’armes, du commerce illicite et du recrutement de mercenaires semble avoir été bafoué dans le cas de l’Ukraine. Nous verrons en quoi ces aides militaires menacent la sécurité du reste du monde sur le moyen-long terme, et du continent africain en particulier. 

Le but de cette analyse n’est pas de commenter la guerre en Ukraine, mais plutôt, au regard des expériences passées, de souligner le potentiel dévastateur que l’aide militaire apportée à l’Ukraine, non seulement sur la sécurité européenne, mais également sur celle des continents voisins. Avant l’analyse, il convient de revenir sur ce que prévoit le droit international en matière de prévention du détournement d’armes et du recrutement de mercenaires.

a) Comment le Traité sur le Commerce des armes (TCA) a-t-il été bafoué ?

Le Traité sur le commerce des armes (TCA) est l’une des premières tentatives de régulation du commerce internationale d’armes conventionnelles dans le but de prévenir le détournement et le commerce illicite. Aujourd’hui, il a été ratifié par cent-onze (111) États, trente (30) l’ont signé, mais ne l’ont pas ratifié et cinquante-quatre (54) n’ont pas rejoints le traité[5].

Autrement-dit, quatre-vingt-quatre (84) États sur cent-quatre-vingt-treize (193) reconnus par l’Organisation des Nations unies (ONU), ne sont pas légalement contraints par les provisions prévues par le TCA. Parmi les fournisseurs d’aide militaire à l’Ukraine, seul les États-Unis n’ont pas ratifié le traité. L’article 1 alinéa 2 du TCA stipule que le but du traité est de prévenir et d’éradiquer le commerce illicite et le détournement d’armes conventionnelles[6].

L’article 2 liste le type d’armes visées par le traité, tous font partie des équipements fournis à l’Ukraine[7]. Cette liste vise les :

  • chars d’assauts ;
  • véhicules blindés ;
  • systèmes d’artillerie de gros calibre ;
  • avions de chasses ;
  • hélicoptères d’attaques ;
  • navires de guerre ;
  • missiles et lance-missiles ;
  • armes légères et de petit calibre (ALPC).

À cet effet, l’article 11 prévoit que chaque État transférant des armes conventionnelles visées par l’article 2, doit prendre les mesures nécessaires afin de prévenir tout détournement. Plus précisément, l’article 11(2) stipule que l’État exportateur doit chercher à prévenir le détournement à travers un système de contrôle national établit en concordance de l’article 5(2).

L’article 5(1), prévoit que chaque État-parti doit appliquer les provisions du traité de manière cohérente et objective. Le paragraphe 2 du même article ajoute que chaque État doit établir un système national de contrôle prenant en compte une liste d’armes régulées afin de se conformer aux provisions du traité.

Le paragraphe 5 réclame des États qu’ils désignent des autorités nationales compétentes afin d’avoir un contrôle national opérationnel et efficace régulant les armes couvertes par l’article 2.

L’article 6 prévoit que tout transfert doit être refusé s’il existe une possibilité qu’il viole les obligations internationales des État-parties en matière de transfert et/ou de trafic illicite d’armes conventionnelles.

L’article 7(1) ajoute que les États doivent assurer une évaluation pré-autorisation afin de garantir que chaque transfert d’armes ne contribuera pas à :

a) Ébranler la paix et la sécurité ;

b) Ou pourrait servir à…

i) … commettre ou faciliter de sérieuses violations du droit humanitaire international ;

iii) … commettre ou faciliter une violation des conventions internationales et protocoles luttant contre le terrorisme auxquels l’État exportateur est parti ;

iv) … commettre ou faciliter un acte constituant une violation des conventions et protocoles internationaux luttant contre le crime organisé transnational auxquels les États exportateurs sont partis. 

L’article 7(3) précise que si après évaluation, il est conclu qu’il existe quelconque risque comme défini par l’article 7(1), l’autorisation de transfert doit être rejeté.

Enfin, l’article 16(1) établit que chaque Etat-partie peut offrir ou recevoir une assistance notamment juridique ou législative, une aide au renforcement des capacités institutionnelles, et une assistance technique, matérielle ou financière. L’aide peut être à la gestion des stocks, à la conduite des programmes de désarmement, démobilisation et réintégration, à l’élaboration de lois et à l’adoption de pratiques de mise en oeuvre. L’article 16(1) précise notamment que l’aide se fait uniquement sur demande.

L’article 16(2) ajoute que l’aide international peut être faite de manière bilatéral, ou au travers d’organisations internationales, régionales, sous-régionales, nationales, d’organisations non-gouvernementales, ou de l’ONU.

L’analyse montrera les États ayant fourni une aide militaire à l’Ukraine ont violé les provisions établies par les articles 11, 6 et 7(1 et 3) TCA.

Mais au préalable, il convient de rappeler que si les États-parties du TCA sont contraints dans le droit de respecter ces provisions, les États membres de l’UE sont également contraints de respecter les provisions des « Positions communes » sur les exportations d’armes de 2008.

b) Que dit les positions communes 2008/944/PESC du Conseil de l’Europe sur les exportations d’armes en matière de prévention du détournement ? 

En application du traité de l’UE, les positions communes 2008/944/PESC du Conseil de l’Europe du 8 décembre 2008, définissent des règles communes régissant le contrôle des exportations de technologie et d’équipements militaires des États membres. Il s’agit d’un instrument de droit contraignant que chaque État membre doit en principe respecter.

L’article premier établit que chaque État membre doit évaluer au cas par cas, les demandes d’autorisation de licences d’exportation qui lui sont adressées pour des équipements figurant sur la liste commune des équipements militaires adoptés par le Conseil de l’Europe le 17 février 2020. Cette liste a été adoptée en tenant compte de l’adhésion de l’UE au TCA[8].

Concernant la prévention du détournement d’armes et de technologies militaires, l’article 2 des positions communes énumère huit critères que les États doivent considérer lors de chaque évaluation. Parmi eux, six sont particulièrement pertinents :

Le premier critère prévoit le respect des obligations et des engagements internationaux des États membres, en particulier des sanctions adoptées par le Conseil de sécurité des Nations unies ou l’Union européenne, des accords en matière de non-prolifération, et de toute autre obligation internationale. Ainsi, les États membres doivent respecter :

a) … les obligations internationales et engagements qu’ils ont pris d’appliquer les embargos sur les armes décrétés par l’ONU, l’UE et l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE) ;

b) … les obligations internationales prévues par le traité sur la non-prolifération des armes nucléaires, de la convention sur les armes biologiques et à toxines et de la convention sur les armes chimiques ;

c) … l’engagement de n’exporter aucun type de mine terrestre antipersonnel ;

d) … les engagements dans le cadre du groupe Australie, du régime de contrôle de la technologie des missiles, du comité Zangger, du groupe des fournisseurs nucléaires, de l’arrangement de Wassenaar et du code de conduite de La Haye contre la prolifération des missiles balistiques.

Le deuxième critère impose aux exportateurs d’évaluer le respect des droits de l’homme et du droit humanitaire international dans le pays destinataire. Après avoir évalué l’attitude du pays destinataire à ces égards, les États membres rejettent l’autorisation d’exportation s’il existe un risque clair que la technologie ou les équipements militaires en question servent à la répression interne.

Le troisième critère prévoit la considération de l’existence de tensions ou de conflits armés impliquant l’État destinataire. Plus précisément, les États membres doivent rejeter l’autorisation d’exportation de technologie ou d’équipements militaires susceptibles de provoquer ou de prolonger des conflits armés ou d’aggraver des tensions ou des conflits existants dans le pays de destination finale.

Le quatrième critère encadre la préservation de la paix, de la sécurité et de la stabilité régionale. Les États membres doivent refuser l’exportation s’il existe un risque que le destinataire utilise la technologie ou les équipements militaires de manière agressive contre un autre pays ou pour faire valoir par la force une revendication territoriale. Lors de l’examen de ces risques, les États membres tiennent compte :

a) de l’existence ou la probabilité d’un conflit armé entre le destinataire et un autre pays ;

b) d’une revendication sur le territoire d’un pays voisin que le destinataire a, par le passé, tenté ou menacé de faire valoir par la force ;

c) de la probabilité que les technologies ou les équipements militaires soient utilisés à des fins autres que la sécurité et la défense nationales légitimes du destinataire ;

d) de la nécessité de ne pas porter atteinte de manière significative à la stabilité régionale.

Le cinquième critère prévoit que les États membres doivent tenir compte :

a) de l’incidence potentielle de la technologie ou des équipements militaires sur les intérêts de défense et de sécurité des États membres de l’UE, ainsi que ceux des États amis ou alliés. En revanche, ce critère n’empêche pas la prise en compte des critères relatifs au respect des droits de l’homme ainsi qu’à la paix, la sécurité et la stabilité régionales ;

b) du risque de voir la technologie ou les équipements militaires concernés employés contre les forces de l’exportateur, des États membres, et de pays amis ou alliés.

Le septième critère prévoit que s’il existence quelconque risque de détournement ou de réexportation de la technologie ou des équipements militaires dans le pays destinataire, les licences d’exportation doivent être rejetées. Lors de l’évaluation du risque, les éléments suivants sont pris en compte :

a) Les intérêts légitimes du pays destinataire en matière de défense et de sécurité nationale, y compris sa participation à des opérations de maintien de la paix de l’ONU ou d’autres organisations ;

b) La capacité technique du destinataire à utiliser cette technologie ou ces équipements ;

c) La capacité du pays destinataire à exercer un contrôle effectif sur les exportations ;

d) Le risque de voir cette technologie ou ces équipements réexportés vers des destinataires non souhaitées et les antécédents du pays destinataire en ce qui concerne le respect de dispositions en matière de réexportation. Une demande préalable à la réexportation peut également être transmise à l’exportateur. À cet effet, l’exportateur octroie ou non la licence d’exportation en fonction des antécédents du destinataire final ;

e) Le risque de voir cette technologie ou ces équipements détournés vers des organisations terroristes ou des terroristes ;

f) Le risque de transfert de technologie non-intentionnel.

En conséquence, les critères 1(c), 2, 3 et 7 (a, b, e, f) de l’article 2 des positions communes semblent ne pas avoir été respectés dans le cas de l’aide militaire à destination de l’Ukraine. En revanche, si les positions communes semblent claires sur les critères qu’un État membre de l’UE doit considérer lors de l’évaluation des risques de détournement, aucune provision ne vient clairement réguler l’aide militaire en armes conventionnelles.

Ainsi, certains pourraient argumenter que l’aide octroyée à l’Ukraine se trouver dans un flou juridique qu’il conviendra de clarifier à l’échelle de l’UE. Néanmoins, si les considérations en matière de défense de l’Ukraine sont légitimes, les risque de détournements sont bien réel et pourrait menacer la sécurité des États membres de l’UE, intensifier la violence des conflits armés et de la criminalité dans le monde et étendre leurs portées.

Après avoir montré comment le droit international prohibe le recrutement et l’entraînement de mercenaires, l’analyse des risques de détournements d’armes en Ukraine montrera en quoi l’aide militaire est une menace pour les continents voisins.

c) Comment le droit international sur le recrutement et l’entraînement de mercenaires a été bafoué dans le cas de l’Ukraine ?

Selon Ruta Nimkar (2010, p.3) la définition largement acceptée d’un mercenaire est celle introduite par l’Article 47 du Protocole additionnel (I) aux conventions de Genève du 12 août 1949, et la Convention Internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’entraînement des Mercenaires du 4 décembre 1989. Celle-ci les définit comme des personnes[9] :

a) … qui sont spécialement recrutées dans le pays ou à l’étranger pour combattre dans un conflit armé ;

b) … qui prennent part directement aux hostilités ;

c) … qui prennent part aux hostilités essentiellement en vue d’obtenir un avantage personnel promis par un État belligérant. La rémunération matérielle est également nettement supérieure à celle perçue par des combattants ayant un rang et une fonction dans les forces armées de l’État en question ;

d) … qui ne sont ni ressortissants d’un des États belligérants, ni résidents du territoire contrôlé par l’un d’eux ;

e) … qui n’ont pas été envoyé par un État tiers en tant que membres des forces armées.

Ils doivent également prendre part aux opérations offensives et toutes ces conditions doivent être réunies pour qu’un individu soit considéré comme un mercenaire dans le droit international. Les services qu’ils proposent sont également limités au combat selon Ruta Nimkar (2010, p.3). Par ailleurs, la convention définit le mercenariat comme étant illicite.

A cet effet, les articles 2, 3 et 4 de la Convention Internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’entraînement des Mercenaires, prohibent formellement le recrutement de mercenaires, la complicité facilitant des actes de mercenariats et les actes de mercenariat comme définit plus haut. Ainsi, l’Ukraine qui a ratifié cette convention est clairement en infraction des articles 2, 3 et 4[10].

2. Comment l’aide militaire à l’Ukraine est un danger pour la sécurité de l’Afrique ?

a) Une prolifération d’armes et de munition en provenance d’Ukraine à prévoir ?

Dans son rapport 2021 évaluant la menace du crime organisé en Europe, Europol rappel que les armes à feu vendues illicitement sur les marchés européens sont composées d’armes clandestinement manufacturées, d’armes réactivées, d’armes non-létales converties, d’armes détournées de stocks légaux, et d’armes détournées pendant ou après des conflits armés. Ces armes sont principalement vendues illégalement par des organisations criminelles européennes et non-européennes[11].

Katherine Wickham (2021), a montré qu’il existait une corrélation positive entre les ventes d’armes interétatiques et la violence des groupes armés non-étatiques au Moyen-Orient et en Afrique du Nord[12]. Cette conclusion suggére que les armes obtenues par les groupes armés sont au préalable détournées de transferts interétatiques légaux. La littérature a par ailleurs démontré que les taux de criminalité et les conflits armés font substantiellement croître la demande en armes et en munition sur les marchés illicites[13].

De plus, le rapport 2021 d’Europol sur la menace terroriste, montre qu’il existe très souvent des liens étroits entre les organisations criminelles et les groupes armés terroristes, notamment caractérisé par la vente d’armes, de munitions et/ou de drogue et d’autres liens non-transactionnels. C’est particulièrement le cas pour les groupes terroristes d’extrême droite.

En revanche, les relations entre les organisations criminelles et les groupes terroristes dits « djihadistes » sont généralement purement transactionnels, le but des uns étant de maximiser les profits et des autres d’effectuer des attentats attirant l’attention de l’opinion publique et de la classe politique[14].

Autrement-dit, les transferts d’armes interétatiques permettent de constituer une « offre », et la criminalité et les conflits armés, de constituer une « demande » sur les marchés illicites mondiaux. D’autre part, si les conflits armés font accroître la « demande », ils peuvent simultanément générer une hausse de « l’offre » à moyen-long terme sur les marchés illicites.

Les défaites militaires et la destruction des infrastructures entraînant l’abandon ou la perte d’armes et/ou de caches d’armes et de munitions, une quantité importante échappe systématiquement au contrôle des belligérants. Ces pertes favorisent le détournement d’armes par des tierces-parties, étatiques et non-étatiques puis prolifèrent sur les marchés illicites régionaux et internationaux.

À l’instar d’armes lourdes tels les mortiers ou les chars d’assaut, les armes légères et de petits calibres (ALPC) et les munitions sont les cibles privilégiées des trafiquants, notamment, car elles sont particulièrement faciles à transporter en grande quantité ou à l’unité. En revanche, les armes lourdes sont également prisées car plus rares et donc plus onéreuses à la revente.

Ainsi, les risques de détournements accentués par l’aide militaire à l’Ukraine sont conséquents. Plusieurs expériences passées auraient pourtant dû susciter plus de réflexion de la part des donateurs d’aide militaire à l’Ukraine. En particulier, puisque certains exemples ont impacté les États membres de l’UE et de l’OTAN, ou ont été facilités par ceux-ci.

Produit depuis 1947 par l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques (URSS), bon marché, facile à produire et à utiliser, le fusil d’assaut de type avtomat kalachnikov (AK-47), est l’arme à feu la plus « démocratisée » auprès des mercenaires, terroristes et soldats à travers le monde et constitue un bon exemple.

D’après des estimations, il y en aurait 80 millions dans le monde, dont une part conséquente n’est pas sous contrôle étatique. De 1947 à nos jours, l’AK-47 aurait clamé la vie de plus de civils que la bombe nucléaire. Sa prolifération a débuté en Europe de l’Est durant et après la guerre froide. La guerre d’ex-Yougoslavie en 1991, avait entre autres, entraînée la perte de centaines de milliers d’unitées[15].

Les agissements de la CIA lors de la guerre froide permettent également d’expliquer la prolifération d’ALPC soviétiques, dont de type Kalachnikov au Moyen-Orient, en Amérique Latine et en Afrique. Lors de la guerre froide, la CIA a eu recours à des opérations secrètes consistant à fournir des armes à des groupes armés dans le but de faciliter des coups d’Etats. Ainsi, des groupes tels les Moudjahidines afghans, ou les Contras nicaraguayens ont été fournis en armes lourdes et légères et en munition pendant plusieurs années.

Afin de couvrir ses opérations, la CIA s’est procuré une large quantité d’armes soviétiques issues de conflits armés et d’États tels que la Chine, l’Égypte, la Turquie, l’Inde et la Grande-Bretagne et Israël avant de les transférer à des groupes armés par toute sorte de moyens illicites. Les armes fournies comprenaient notamment des ALPC de type Kalachnikov, des munitions, des lance-roquettes de type RPG-7, des mortiers de 60 et de 82 mm, des missiles air-sol, des fusils mitrailleurs, des systèmes de défenses anti-aériens et des missiles de type Stinger[16].

Si ces opérations ont eu des conséquences désastreuses durant les conflits afghans et nicaraguayens, elles n’ont pas été limitées à ces deux Etats, puisqu’elles ont également favorisé la prolifération des ALPC dans le monde et continuent aujourd’hui d’avoir des effets néfastes sur la sécurité mondiale[17]. Rappelons par exemple que les membres des Moudjahidines ont plus tard fondé Al-QaedaDaech et les Talibans.

Ces facteurs ont permis la prolifération de masse et ont donc accru l’accessibilité aux armes à feu, dont l’AK-47 dans le monde, a tel point qu’il est aujourd’hui particulièrement aisé de s’en procurer une de manière illégale. Le prix d’une Kalachnikov sur les marchés illicites variant entre quelques dizaines et 3600 dollars américains en fonction de la logistique et du pays d’achat[18].

L’exemple libyen est également marquant concernant la prolifération d’armes dans une région post-conflit. De 2005 à 2010, 966 licences d’exportation d’armes à destination de la Libye avaient été autorisées par des producteurs européens, dont la France, le Royaume-Uni, l’Italie, la Belgique, Malte, le Portugal et l’Espagne[19].

La mort du Colonel Kadhafi et la défaite des troupes gouvernementales en 2011, facilitées par l’OTAN, avaient eu pour effet de laisser le stock d’armes de l’État libyen, sans contrôle[20].

Sans surprises, ces armes modernes de qualités supérieures ont envahi les marchés illicites régionaux au cours des mois suivants. Les groupes armés présents en Libye, dont Al-qaeda au Maghreb Islamique (AQMI), ont pu augmenter leurs capacités militaires de manière qualitatives et quantitatives. La vente de certaines armes a également pu générer une source conséquente de revenues permettant de financer leurs activités[21]. Un an et demi après la chute de Kadhafi, ces armes ont permis à AQMI d’envahir le Mali et de contribuer à la situation sécuritaire que l’on connaît aujourd’hui au Sahel.

Ainsi, la prolifération d’armes non-contrôlées en Ukraine, accentuée par la guerre et par l’aide militaire de l’UE et de l’OTAN, viendra gonfler l’offre disponible sur les marchés illicites mondiaux. Cette hausse de l’offre laisse présager une hausse de la demande en zones d’instabilité politique et de conflit armé à moyen-long terme. A fortiori en Afrique de l’Ouest, au Sahel, en Afrique Centrale et en Afrique de l’Est. En conséquence, l’arsenal de groupes armés non-étatiques et des organisations criminelles présentes dans ces régions amélioreront qualitativement et quantitativement leurs arsenaux.

Les transferts illicites d’armes seront d’autant plus facilités par les activités des organisations criminelles organisées et d’agences de renseignements et permettront l’intensification des conflits, de la criminalité et de l’insécurité dans les mois/années à venir. Il convient de préciser par ailleurs, que si ce phénomène va très probablement être observé en Afrique, il ne sera pas limité à ce continent.

b) Le retour des « volontaires », une menace sécuritaire ?

En outre, début mars 2022, plusieurs États, dont le Sénégal et le Nigeria avaient appelé l’Ukraine à cesser de recruter des « volontaires » pour participer à la guerre, rappelant aux autorités ukrainiennes que le recrutement et l’entraînement de mercenaires est prohibé par la Convention Internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’entraînement des Mercenaires (A/RES/44/34) du 4 décembre 1989. Une convention qui a pourtant été ratifiée par l’Ukraine le 13 septembre 1993.

En effet, les autorités ukrainiennes ont recruté des mercenaires à travers le monde dès le 27 février 2022 via les comptes Facebook de ses représentations diplomatiques dans 112 Etats. Les autorités ukrainiennes ont annoncé qu’environ 20 000 « volontaires » provenant de 52 Etats avaient répondu favorablement à l’appel, cependant, il est aujourd’hui impossible de vérifier ce chiffre.

Dès début mars 2022, environ 115 Nigérians et 36 Sénégalais ont été enrôlés par l’Ukraine selon les autorités locales. Considérant que l’Ukraine possède 19 représentations diplomatiques en Afrique, et que les volontaires sont rémunérés 3000 € par mois en moyenne, un revenu bien supérieur aux revenues moyens des pays du continent, il est probable que plusieurs centaines, voire milliers d’Africains aient été enrôlés[22].

Figure 3 : Représentations diplomatiques de l’Ukraine en Afrique

Les « volontaires » inexpérimentés ayant survécu au conflit, auront reçu un entraînement intensif et acquis une expérience militaire et des compétences relativement rare sur le marché du travail. De même, les « volontaires » déjà expérimentés avant la guerre, ont probablement été attirés par la rémunération attractive proposée par les autorités ukrainiennes. Il est aussi probable qu’une part importante de ces volontaires expérimentés était déjà, avant la guerre en Ukraine, des mercenaires.

Les vétérans et les inexpérimentés risquent de durablement exercer des activités criminelles ou de mercenariat à leurs retours, particulièrement dans les régions où les taux de chômage et de pauvreté sont élevés, et où les salaires moyens touchés par les forces de sécurité sont peu attractifs.

Par ailleurs, à leurs retours, ces volontaires souffrant très probablement de troubles du stress post-traumatique (TSPT) et/ou de graves séquelles physiques, pourraient constituer une menace sécuritaire et sanitaire additionnelle si livrés à eux même. Le mercenariat étant prohibé dans le droit positif par la plupart des États du monde, ceux concernés devront procéder avec précaution et mettre en place une politique proactive et multidimensionnelle de réinsertion.

Conclusion

En conclusion, les États ayant ratifié le TCA et les États membres de l’UE ont une responsabilité légale et morale d’évaluer les risques de détournement d’armes considérées à l’exportation et de rejeter tout transfert le cas échéant. Or, au vu de la rapidité avec laquelle ces transferts ont été opérés, ces évaluations n’ont sans nul doute pas été effectuées[23].

Au vu des données et des conclusions apportées par la littérature, il paraît clair que l’Ukraine et ses donateurs ont violé les provisions établies par les articles 11, 6 et 7(1) TCA, et les critères 1(c), 2, 3 et 7 (a, b, e, f) de l’article 2 des positions communes pour les Etats membres de l’UE. Les articles 2, 3 et 4 de la Convention Internationale contre le recrutement, l’utilisation, le financement et l’entraînement des Mercenaires semblent également ne pas avoir été respectée par l’Ukraine et certains États ayant facilité le recrutement.

Cependant, il convient de préciser qu’aucun mécanisme international ne permet de contraindre un État à respecter ses engagements internationaux. À l’instar des systèmes judiciaires nationaux, le système international place la souveraineté au-dessus de tout. Ainsi, il n’existe pas de système judiciaire international contraignant et sanctionnant les États ne respectant pas leurs engagements internationaux. En revanche, les États peuvent d’un commun accord ou unilatéralement imposer des sanctions politiques et économiques à d’autres États.

Dans le cas de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, la Cour Pénale Internationale (CPI) fait jurisprudence auprès des États ayant ratifié le Statut de Rome, auprès de ceux ne l’ayant pas ratifié, mais ayant formellement consenti à sa compétence, ou auprès des États référés par le Conseil de Sécurité de l’ONU[24].Cependant, la CPI est particulièrement critiquée pour n’engager des procédures qu’à l’encontre de personnalités politiques et militaires hors-Occident.

Ainsi, les Etats africains devront redoubler d’efforts pour lutter contre la prolifération d’armes dans les mois à venir. Une mutualisation des efforts des Etats Africains en matière de lutte contre le trafic et la circulation illicite d’armes, ainsi que des discussions avec les partenaires occidentaux pour mieux encadrer l’aide à l’Ukraine et garantir des mécanismes de contrôle et de destruction des armes pendant et après la guerre pourraient contribuer à atténuer les effets de la prolifération d’armes non contrôlées.

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