Evidemment, attention aux généralités ! Si le milieu de la restauration n'est pas tout rose bonbon, il existe quand même des restaurateurs qui savent faire la part des choses et reconnaissent que sans un bon cuisto, un bon serveur, le bénéfice doit être partagé ! Mais parfois l'appât du gain, la facilité, et aussi ce que permet les conventions collectives du secteur, pas étonnant qu'à terme, la profession n'attire plus de gens compétents, alertes, avec un savoir faire. Et que la légende du pakistanais, de l'ougandais, ou du marocain qu'on retrouve en cuisine, parfois à des salaires de misère, n'est pas qu'une légende.
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Pénurie de personnel : les restaurateurs ont ce qu’ils méritent
Les articles se succèdent et se ressemblent : dans la presse locale comme nationale, à la télévision et à la radio, le reportage larmoyant sur le restaurateur en manque de personnel est devenu un “marronnier”, terme journalistique désignant un sujet facile et récurrent, tel que la rentrée en septembre, la chaleur en juillet et la neige en février. Généralement indigents, ces articles ou ces reportages donnent toute la parole aux restaurateurs, dont le refrain est le même : « Les gens ne veulent plus travailler. » Vraiment ? Et si cela avait à voir avec la réforme de l’assurance-chômage, qui pénalise les emplois de courte durée, ou avec le prix du logement dans les secteurs touristiques ? Et si, soyons fous, la pénurie de personnel n’était que la juste sanction d’une organisation du travail extrêmement hiérarchique, voire autoritaire, d’une rémunération au lance-pierre en période d’inflation et d’un job vidé de son sens par l’incapacité des restaurateurs français à faire autre chose qu’arnaquer leurs clients ? Au-delà des jérémiades, enquête sur un modèle à bout de souffle.
Les restaurateurs : un groupe social médiatiquement et politiquement choyé
Les restaurateurs sont omniprésents dans la presse et à la télévision, et constituent un groupe professionnel au talent certain pour attirer les faveurs de la société vers lui. Victimes les plus visibles et médiatisées de l’épidémie de Covid et des confinements qu’elle a provoqué, ils se sont très bien sortis de cet épisode de crise : leur chiffre d’affaires a, certes, baissé de 33,7 % entre 2019 et 2020, mais leurs bénéfices, soit le profit qui reste à l’entreprise une fois qu’elle a payé toutes ses charges, ont augmenté de 6,6 % durant cette même période. La raison ? Les aides, que l’État leur versait, faisaient souvent bien plus que compenser les pertes et n’étaient évidemment pas imposables.
Depuis plus d’un an, les restaurateurs sont de nouveau sur le devant de la scène en raison de la « pénurie de personnel » dont ils seraient victimes. Les articles se suivent et se ressemblent, ne laissant généralement que la parole à ces patrons malheureux, victimes d’un marché du travail qui ne semble plus en leur faveur. Le journal 20 minutes a publié le 11 juillet un stéréotype de ce genre, nouveau marronnier du journalisme paresseux à la Française : « Sur le quai des Etats-Unis, coincé entre ses deux hotspots du tourisme, dans la cinquième ville de France, le restaurant Babel Babel ne profitera pas de l’affluence ce mardi. Les volets bleus sont clos. Aucune table n’est dressée. Il restera fermé. Et mercredi aussi. Ce n’est pas temporaire. Ce sera comme ça tout l’été. Et même au-delà. » Sortez les violons. Le restaurateur interrogé est décomplexé : « Le monde de la restauration a beaucoup changé. Pour le mieux pour les salariés, qui sont beaucoup mieux protégés. Avant, il y a de grosses amplitudes horaires. Du black. Tout ça a changé ». Vous vous rendez compte : « Aujourd’hui, les gens ne sont plus du tout motivés. Ils ne veulent plus travailler, juste débloquer des droits, tranche l’entrepreneur. Quand on les reçoit en entretien, ils vérifient d’abord les conditions de travail avant qu’on ne puisse les interroger sur leur parcours. Ils ne veulent plus faire les ouvertures, ni les fermetures. Et encore moins avoir des coupures. Ils ne veulent pas servir trop de tables. Ni nettoyer. Ça les fait chier. »
Le groupe des restaurateurs semble disposer de son propre bureau des pleurs dans toutes les rédactions de France. Chaque mois, un nouveau fléau leur tombe dessus : les manifestations, les épidémies et maintenant les salariés qui « vérifient d’abord les conditions de travail », les grands fous ! C’est un groupe très symptomatique de ce qu’est le petit patronat en France : une classe, petite et moyenne bourgeoise, à laquelle les jérémiades permanentes permettent à la grande bourgeoisie de faire reculer nos droits sociaux. Les restaurateurs ne sont d’ailleurs pas les chiots perdus que les presses régionales et nationales décrivent le plus souvent : ils sont représentés par la puissante Union des Métiers et des Industries de l’Hôtellerie (UMIH) qui est l’un des plus gros syndicats patronaux français. Ce lobby a remporté une série de victoires, comme la baisse de la TVA dans la restauration en 2009.
Vous vous en souvenez ? Adoptée sous Sarkozy, cette mesure était décrite comme « favorable au pouvoir d’achat », aux salaires et à la modernisation des installations. Elle a coûté 3 milliards d’euros par an aux contribuables et a eu pour seul effet l’augmentation de leur bénéfice de 24 %, selon une étude publiée en 2018. Les salariés et les clients n’en ont pas vu la couleur, précise cette étude. Depuis, les restaurants font partie des entreprises qui ont fortement bénéficié des exonérations successives de cotisations patronales, qui s’appliquent le plus fortement au niveau des faibles salaires (réduction Fillon en 2008, exonération pérenne de charges de 2019). Contrairement à ce qu’ils répètent sur tous les médias, les restaurateurs paient donc peu de « charges » : les grandes exonérations adoptées ces quinze dernières années les font payer aux contribuables.
Derrière le terme de « restaurateurs », se cache de grandes différences : entre le multi-propriétaire qui, dans une grande ville, possède une dizaine de restaurants et l’indépendant débordé, que l’on voit dans « Cauchemar en cuisine ». Comme souvent, dans le patronat français, petits et gros sont solidaires pour tenir un discours commun, même s’il bénéficiera toujours plus aux seconds.
À Frustration, nous aimons avoir des points de vue contradictoires et nous avons interrogé une trentaine de salarié·e·s de la restauration. Cuisinier·ère, serveur·euse, sommelier·ère, barman·maid… Tous s’accordent à dire que le discours sur la pénurie de main-d’œuvre est constant chez leurs patrons. Léa*, saisonnière sur la côte bretonne, me raconte que son ex-patronne « se plaignait continuellement du manque de salariés, et ce, devant les clients, alors même qu’elle refusait d’embaucher plus de personnel. » Pour elle, ce discours fait partie de la stratégie managériale du patronat de la restauration : « J’avais déposé mon CV dans une dizaine de bars et restaurants qui cherchaient, mais un seul m’a recontacté, donc j’ai vraiment du mal à croire en cette pénurie foudroyante pour les patrons. C’est juste une excuse pour être en sous-effectif et nous faire beaucoup trop travailler, selon mes expériences. »
La discrimination à l’embauche est monnaie courante
Au-delà de cette exagération stratégique, pourquoi les patrons de restaurant n’arrivent-ils pas à embaucher ? Sandrine*, qui a été longtemps serveuse avant de réussir à quitter le secteur de la restauration, estime que les pratiques discriminatoires à l’embauche expliquent en partie ces difficultés : « Face à cette histoire de pénurie de main d’œuvre, je ris jaune, parce que j’en ai vu qui se plaignaient de ne pas trouver. Les mêmes qui jetaient directement des CV à la poubelle parce que la personne qui se présentait n’avait pas la bonne couleur de peau, était trop maquillée ou pas assez, trop grosse, parce qu’elle n’était pas une experte après un jour d’essai et qu’on n’avait pas le temps de la former. »
Maxime*, serveur à Paris durant ses études et saisonnier sur la côte Atlantique, l’été, confirme : « Ils cherchent des personnes qui ont déjà de l’expérience et ne veulent pas se casser le cul à former des jeunes, à cause de leurs a priori ». Pour lui, la discrimination à l’embauche est problème endémique. À une amie qui postulait à une offre d’emploi, un restaurateur a demandé, lors d’un premier entretien téléphonique : « Et sinon niveau physique ça va, t’es bonne ? ». Le sexisme permanent est dénoncé par la majeure partie des personnes interrogées. Pour Karim*, c’est le racisme qui a été un problème récurrent, au point qu’il avait l’habitude de modifier son prénom pour postuler dans le secteur.
Ce que les articles sur la pénurie de main d’œuvre ne mentionnent quasiment jamais, trop occupés à recopier le discours patronal des « jeunes qui ne veulent plus travailler », c’est que la réforme de l’assurance-chômage désincite au travail saisonnier. En effet, il faut désormais travailler plus longtemps qu’auparavant – 6 mois contre 1 mois – pour « recharger » ses droits au chômage. Faire une saison de 2 ou 3 mois ne permet plus d’être indemnisé une fois la saison terminée. Mais le patronat de la restauration se garde bien d’évoquer ce sujet, puisque comme la plupart des chefs d’entreprise en France, ils votent à droite.
Un modèle économique basé sur l’exploitation et le contournement du droit du travail
Si les restaurants consacrent autant de temps à exposer leurs griefs dans la presse – au point que l’on se demande, comme me disait un ami, quand est-ce qu’ils travaillent vraiment –, c’est parce que le contrôle de leur main-d’œuvre est, pour eux, une question de survie. En France, le modèle économique de la restauration est très rentable. En 2022, une étude de l’entreprise bancaire SumUp a montré que près de la moitié des entreprises de restaurations devenaient rentables dès la première ou la deuxième année, loin devant le reste des entreprises (qui le sont au bout de 4 ou 5 ans). Ce succès repose sur au moins deux piliers.
Tout d’abord, des marges telles qu’on peut parfois parler d’extorsion des consommateurs. Ça n’a échappé à personne : il est difficile de trouver un restaurant dont le rapport qualité prix est relativement correct. Et pour cause : une bouteille de vin y est vendue, en moyenne, 3 à 4 fois plus chère que son prix d’achat. Certains salariés mentionnent la façon dont le client est maltraité par un système où la rentabilité doit primer sur tout le reste, parfois dans l’excès. Thomas*, employé d’une pizzeria, raconte qu’un ancien employeur mentait sur la provenance et la fraîcheur des produits et qu’ « une pizza tombée par terre en cuisine devait, malgré tout, être servie. » Pour Hugo*, cuisinier, « le fait maison est parfois … Disons risible, pour ne pas dire choquant. ». Et c’est au personnel d’assumer ces arnaques face au client.
Mais le coût le plus important d’un restaurant est sa masse salariale. Et en la matière, le patronat de la restauration excelle : il est parvenu à banaliser un climat d’exploitation qu’on trouve dans peu d’autres secteurs. Et ce, alors que la trentaine de personnes qui nous ont écrit pour témoigner de la dégradation systématique des conditions de travail ne cite quasiment aucune exception. Le secteur de la restauration, en France, présente le plus fréquemment les conditions suivantes : des rythmes de travail déstructuré par les fameuses coupures (travailler le midi, ne plus travailler, devoir revenir le soir) et le travail du week-end et tard dans la soirée ou la nuit, des contrats précaires (saisonniers, intérimaires, CDD), des fiches de poste très peu définies et respectées… Des éléments qui peuvent, à eux seuls, décourager.
Mais la première règle du secteur semble être un manque de personnel chronique, accepté et imposé aux salariés, que Romain*, ancien saisonnier à Paris, décrit comme systémique : « La restauration est, partout et en permanence, en sous-effectif, et ne pourrait tout simplement pas fonctionner ou être rentable en répartissant la charge de travail entre plus de gens pour la rendre moins lourde. »
Par conséquent, la pratique des heures supplémentaires non payées semble omniprésente et complètement banalisée, au mépris total du droit du travail. Gaël*, sommelier dans des restaurants étoilés, n’a connu qu’un restaurant où il faisait effectivement les 39 h prévues sur son contrat de travail. Sinon, « j’ai toujours tapé entre 60 h et 80 h par semaine, sans heures sup ou alors juste celles à 110 %, histoire de dire qu’ils le font. Et le pire, c’est qu’on l’accepte. D’abord, parce qu’on nous explique qu’il faut faire nos preuves, montrer qu’on en veut pour pouvoir être coopté si jamais on veut travailler dans des restaurants prestigieux en France ou à l’étranger. Et au bout d’un moment, ça rentre, on en vient au fameux “c’est comme ça”, “c’est le métier qui veut ça”, etc. » Léa* note, quant à elle, que les heures supplémentaires ne sont notées nulle part. Il n’y a pas de pointeuse, les horaires varient en fonction de l’affluence et il est donc difficile de les faire valoir à son patron. Adrien*, ancien assistant responsable de restaurant sur le littoral note quant à lui que sur les offres d’emploi de la restauration, y compris celles affichées sur le site de Pôle Emploi, il n’est pas rare de lire la mention “heures supplémentaires rémunérées”… Alors que l’inverse serait illégal.
Lors de son entretien d’embauche, Sandrine* s’est vu asséner, sèchement : « Tu sais comment ça se passe en restauration, hein ? Ici, on ne compte pas ses heures, ne commence pas à me demander d’être payée pour. » Dans ce restaurant, elle travaillait 6j/7, avec une moyenne de 55/60 h par semaine… payée 35 h. Ce schéma est extrêmement répandu.
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