jeudi 10 octobre 2024

CONFLIT

 Evènement médiatique, ou comment l'intervention de Rima Hassan sur BFM, montre l'affrontement de deux mondes. Celui d'un patron de la communauté, et celui d'une député trop concernée.

C’est une séquence extraordinaire - pour ce qu’elle donne à voir de l’idée que certains animateurs et collaborateurs des chaînes dites « d’information » se font du journalisme, et de ce qu’ils appellent la « liberté d’informer ». Elle commence le dimanche 6 octobre 2024, quand Benjamin Duhamel, journaliste politique chez BFMTV, délocalisé à Tel-Aviv pour commémorer l’attaque perpétrée un an plus tôt par le Hamas, reçoit en direct le porte-parole francophone de l’armée israélienne, Olivier Rafowicz.

Dans le cours de leur entretien, cet hôte de marque, représentant d’une troupe qui a depuis un an assassiné plusieurs dizaines de journalistes gazaouis et qui interdit à la presse internationale d’entrer dans la bande de Gaza - nous y reviendrons -, se plaint de ce qu’il n’y ait « pas eu d’émotion dans le monde durant ces onze derniers mois sur les morts israéliens ».

Puis il précise : « Je ne parle pas de ce que vous rapportez, vous, en tant que chaîne, et je dis que votre chaîne fait du travail excellent par rapport à la présentation du conflit, des deux côtés. »

Benjamin Duhamel ne réagit pas, et laisse donc le porte-parole d’une armée qui depuis le 7 octobre 2023 interdit à la presse et aux médias de faire leur travail rendre un vibrant hommage à l’ « excellent travail » de BFMTV - qui, de fait, lui ouvre très régulièrement son antenne, et où il peut donc très régulièrement réciter sa propagande guerrière.

C’est, en soi, un épisode étonnant - mais la suite l’est bien plus encore.


Inadmissible !

Car deux jours plus tard, le 8 octobre 2024, l’eurodéputée franco-palestinienne Rima Hassan (La France insoumise) est à son tour invitée - en duplex, elle - par BFMTV, dans l’émission quotidienne animée par Alain Marschall et Olivier Truchot, et leur assène : « Je veux dénoncer le fait que vous avez été félicités par Olivier Rafowicz, qui est un porte-parole de l’armée israélienne ». Puis d’ajouter : « Vous aurez tôt ou tard des comptes à rendre en tant que média ».

Scandalisés par tant d’effronterie, ses hôtes lui répondent qu’une telle apostrophe - qu’ils présenteront ensuite comme des « menaces » portant atteinte à « la liberté d’informer » - est « inadmissible », et mettent brutalement fin à l’entretien, car ils ne tolèrent pas, expliquent-ils que « le travail d’une rédaction » soit ainsi « mis en cause ».

Dans les heures qui suivent, la société des journalistes (SDJ) de BFMTV publie un communiqué « déplor(ant) la mise en cause du travail de la rédaction par la députée européenne Rima Hassan sur sa couverture du conflit au Proche-Orient » et « rappel(ant) que la chaîne a de nombreux envoyés spéciaux ou correspondants dans la région, au Liban, en Cisjordanie, en Israël ou en Iran, qui font entendre la voix de toutes les parties, civiles ou militaires ». La SDJ ajoute, pour mieux se défendre : « Le week-end dernier, nous avons diffusé à deux reprises une enquête long format qui témoigne des dégâts terribles infligés à Gaza par les bombardements israéliens, et questionne la proportionnalité de la riposte de Tsahal. L’enquête, réalisée avec des journalistes palestiniens basés à Gaza, a d’ailleurs été vivement contestée en plateau par le porte-parole de l’armée israélienne Olivier Rafowicz, interviewé sans concession à l’antenne. »

Puis de conclure : « La SDJ regrette qu’une phrase prononcée par Olivier Rafowicz durant cette interview ait été sortie de son contexte et instrumentalisée pour prendre à parti BFMTV et le travail de sa rédaction. »

De leur côté, Alain Marschall et Olivier Truchot, décidément forts mécontents qu’une députée ait osé pointer l’inconvenance de l’hommage rendu à leur chaîne par un porte-parole d’une armée dont le chef - le ministre israélien de la Défense - est soupçonné de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité par la Cour pénale internationale, se fendent, le 9 octobre, d’une ultime « mise au point sur » ce qu’ils présentent comme des « menaces de Rima Hassan », et produisent cet argument : « Nous tournons des reportages à Gaza et c’est très compliqué parce que c’est sous le contrôle du Hamas. »

Cette dernière considération est tout à fait intéressante, pour ce qu’elle révèle de l’imaginaire de ces deux animateurs.


Black-out médiatique

Car, comme le rappelait l’ONG Reporters sans frontières le 3 octobre dernier (RSF) : depuis un an, plus de 130 journalistes gazaouis ont été tués à Gaza « par les forces israéliennes », qui, par ailleurs, « continuent d’empêcher l'accès à Gaza aux journalistes étrangers » - organisant ainsi « le blackout médiatique » sur ces agissements.

En d’autres termes, et contrairement à ce que soutiennent Alain Marschall et Olivier Truchot, dont l’opinion semble donc être structurée par quelques édifiants préjugés : s’il est - en effet, et pour le moins - « compliqué », pour la presse et les médias internationaux, de travailler à Gaza, ce n’est pas - du tout - parce que ce territoire « est sous le contrôle du Hamas », mais pour la seule et unique raison que les autorités israéliennes leur en interdisent l’accès.


Quant au communiqué de la société des journalistes de BFMTV, il convient, pour bien mesurer sa portée, de rappeler qu’au mois de novembre 2023, cette même SDJ s’était, comme l’avait alors révélé Blast, émue, auprès de sa direction, d’un traitement de l’actualité moyen-orientale qui faisait selon elle « la part belle à Israël », au détriment des voix palestiniennes.

Aujourd’hui, ces journalistes se scandalisent donc de ce qu’une députée franco-palestinienne ose pointer à son tour un biais dont eux-mêmes se plaignaient amèrement - et à très juste raison - il y a moins d’un an, mais s’accommodent des chaleureuses félicitations adressées à leur chaîne par un porte-parole de l’armée israélienne qui juge qu’elle « fait du travail excellent par rapport à la présentation du conflit », et soutiennent que cette émouvante déclaration aurait été « sortie de son contexte et instrumentalisée ».

Ce n’est pas le cas : Olivier Rafowicz, qui maîtrise parfaitement son discours, a bel et bien troussé ce compliment. Mais là n’est pas le plus important.


Génocide

L’essentiel, ici, pour finir, est que la SDJ de BFMTV adhère au récit médiatique, largement dominant, qui présente le massacre des Gazaouis comme un « conflit » - c’est-à-dire, selon la définition communément admise par le dictionnaire, comme un « choc se produisant lorsque des forces antagonistes entrent en contact et cherchent à s’évincer mutuellement », et plus particulièrement comme une « lutte armée ».

Or ce qui se passe à Gaza - et dans une moindre mesure en Cisjordanie - depuis un an ne correspond aucunement à cette définition : il s’agit bien plutôt du massacre, par l’une des plus puissantes armées du monde, de dizaines de milliers de civils désarmés - dont 60 % de femmes et d’enfants, selon l’Organisation mondiale de la santé -, et de l’arasement planifié d’une terre devenue, comme l’a récemment constaté le journal Le Monde, « invivable ».

Ou, pour le dire comme Francesca Albanese, rapporteuse spéciale des Nations unies pour les territoires palestiniens, d’un probable « génocide ».

Dont les victimes ne sont pas invitées sur les plateaux de BFMTV - où le porte-parole francophone de l’armée qui anéantit Gaza est en revanche, et de fait, un invité régulier, à qui ses hôtes, pétris de respect, donnent non moins régulièrement du « mon colonel » : c’est peut-être cette délicate déférence qui lui fait louer le « travail excellent » d’une chaîne dont les animateurs imputent au « contrôle du Hamas » l’interdiction faite aux journalistes, par cette même armée, d’entrer dans Gaza.

https://www.blast-info.fr/articles/2024/rima-hassan-coupee-par-bfmtv-anatomie-dune-sequence-mediatique-exemplaire-KPH5xfOfQgyeEmRHZIYxOw

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