Moment charnière dans les relations entre l’Inde et la Russie
La plupart des relations évoluent avec le temps, passant d’un état où on apprécie l’autre à un « état où on veut avoir l’autre«, un désir de le posséder et même de le contrôler. Mais le moment charnière actuel dans les relations russo-indiennes montre que leur relation d’égal à égal ne tombe pas dans ce piège.
Le ministre des affaires étrangères, S. Jaishankar, a attiré l’attention sur ce point en s’adressant à un forum d’affaires russo-indien la semaine dernière à Delhi, lorsqu’il a qualifié la relation de l’une des plus « stables » des relations internationales et a souligné que le partenariat attire autant l’attention aujourd’hui non pas parce qu’il a changé, mais parce qu’il n’a pas changé.
Le camp des « internationalistes libéraux » dans le circuit des médias et des groupes de réflexion indiens et les groupes d’opinion mal informés qui ont lancé un assaut contre la position indienne sur la crise ukrainienne comprennent depuis peu la raison d’être de la gestion par le gouvernement de la situation délicate qui comportait des risques de confrontation potentielle entre l’Occident et la Russie.
Tout indique que Washington, d’où les lobbyistes indiens tirent habituellement leurs encouragements, a également décidé de se réconcilier avec le message sans ambiguïté que le gouvernement Modi a adressé à l’Occident, à savoir que l’Inde poursuivra ses relations avec la Russie dans son propre intérêt et qu’elle ira dans la direction qui lui convient.
Ainsi, un commentaire de Voice of America faisait remarquer, dimanche, qu’une délégation commerciale indienne de 50 membres s’est rendue en Russie dans le cadre d’une initiative visant à approfondir les liens économiques :
L’Inde et la Russie sont également en pourparlers en vue d’un accord de libre-échange… Moscou est devenu le premier fournisseur de pétrole brut de l’Inde… New Delhi ne s’est pas jointe aux sanctions occidentales imposées à Moscou sous l’égide des États-Unis et n’a pas condamné catégoriquement l’invasion de l’Ukraine par la Russie, mais elle a appelé à une résolution négociée du conflit. Elle continue également à renforcer son engagement économique avec la Russie, malgré les appels occidentaux à prendre progressivement ses distances avec Moscou…
Même si New Delhi a renforcé ses partenariats stratégiques avec les États-Unis et d’autres pays occidentaux au cours des deux dernières décennies, elle maintient des liens étroits avec Moscou… Alors que les pays occidentaux souhaitent que l’Inde réduise sa dépendance à l’égard des importations russes afin d’isoler Moscou au sujet de la guerre en Ukraine, New Delhi est restée ferme dans le maintien de son engagement économique avec la Russie.
Les extraits ci-dessus reconnaissent que, de son côté, l’Inde signale également que ce paradigme ne doit pas nécessairement être interprété comme un jeu à somme nulle et que Washington accepte, même si c’est à contrecœur, qu’il ne peut pas contraindre l’Inde à se soumettre. L’invitation du président Biden au premier ministre Modi pour une visite d’État à la Maison Blanche en juin et sa décision ultérieure de participer au sommet du G20 à New Delhi en septembre témoignent sans doute de la réponse raisonnable des États-Unis à la robustesse de la diplomatie indienne pour mettre ses liens avec la Russie à l’abri des prédateurs.
Le véritable défi auquel est confrontée l’administration Biden consiste toutefois à sortir les relations américano-indiennes de l’ornière d’une relation essentiellement transactionnelle et à créer un véritable partenariat mutuellement bénéfique qui, du point de vue indien, s’inscrit dans la feuille de route de Modi visant à « transformer l’Inde en un pays développé » au cours du prochain quart de siècle, comme il l’a déclaré lors d’un discours public à Kochi lundi dernier.
Il est certain que les attentes indiennes sont très élevées en matière de développement et que Delhi ne se contentera pas d’un simple rôle subalterne dans la stratégie mondiale des États-Unis. Les États-Unis et leurs alliés considèrent l’Inde comme un « équilibreur » dans la région indo-pacifique, mais il est évident que New Delhi a des projets plus ambitieux.
La proposition russe d’utiliser ses vastes recettes d’exportation provenant des ventes de pétrole à l’Inde en investissant les fonds dans l’industrie manufacturière indienne pour en exporter les produits vers la Russie ; l’accord sur l’adoption du système de messagerie financière russe pour les paiements transfrontaliers ; l’acceptation des cartes indiennes Ru-Pay et UPI en Russie et des cartes russes MIR et du système de paiement rapide en Inde ; la mise en place d’un corridor maritime entre l’Inde et la Russie ; l’opérationnalisation du corridor maritime reliant Vladivostok et Chennai – tout cela témoigne de la volonté des deux pays de mettre en place les bases nécessaires à une expansion massive des relations commerciales et économiques russo-indiennes dans un avenir très proche.
Le discours de Jaishankar lors du forum commercial de la semaine dernière a souligné la nécessité impérative de stimuler les exportations indiennes vers la Russie, tandis que son homologue russe au sein de la commission économique mixte intergouvernementale, le vice-premier ministre russe Denis Manturev, a appelé à l’intensification des négociations sur un accord de libre-échange avec l’Inde et à l’élaboration d’un pacte de protection des investissements.
Le commerce bilatéral a dépassé les 45 milliards de dollars, ce qui était impensable avant que la Russie ne tourne le dos à l’Occident et ne commence à appuyer sur la pédale des partenariats alternatifs en Asie pour remplacer les partenaires européens. De son côté, le gouvernement Modi s’est empressé de saisir cette nouvelle opportunité, en particulier à l’heure de la reprise post-pandémique et de l’entrée en récession des économies européennes et américaines, rongées par l’inflation.
C’est une occasion en or pour l’Inde d’obtenir un accès privilégié aux vastes ressources minérales de la Sibérie et de l’Extrême-Orient russe, ainsi qu’à l’eldorado contemporain de l’Arctique russe. Il existe une grande complémentarité dans la mesure où l’Inde, avec sa trajectoire de croissance, se présente comme un marché à long terme pour l’ensemble de l’industrie russe basée sur les ressources naturelles.
Il n’y a pas vraiment de contradictions dans les relations russo-indiennes. Certains analystes indiens ne cessent de répéter la propagande américaine selon laquelle la Russie est en train de devenir le « partenaire junior » de la Chine, ce qui érode la confiance mutuelle entre la Russie et l’Inde. Cette calomnie découle soit d’une mauvaise compréhension, soit, plus probablement, d’une distorsion délibérée et artificielle qui ne tient pas compte du fait que la Russie et la Chine sont des « États civilisationnel« , chacun de son côté – et qu’ils sont des voisins ayant eu une histoire troublée – ce qui ne leur permet tout simplement pas d’opter pour une relation d’ordre hiérarchique qu’impliquerait une alliance formelle.
Le cœur du problème est que l’ingéniosité indienne réside dans la création d’une synergie à partir du triangle dynamique Russie-Inde-Chine (RIC) qui pourrait créer un environnement externe optimal pour que ses politiques étrangères puissent fonctionner au niveau régional et mondial. Le discours bien ancré sur les relations sino-indiennes, que les gouvernements indiens successifs ont encouragé, constitue un obstacle. Cela dit, il ne s’agit pas d’un héritage du gouvernement Modi.
La Russie est bien placée pour créer une dynamique dans le triangle RIC à mesure que ses liens bilatéraux s’étendent et s’approfondissent à la fois avec la Chine et l’Inde. Le gouvernement Modi poursuit une politique étrangère « désidéologisée« , axée sur les intérêts nationaux. Cela n’a rien d’étonnant puisque l’ordre mondial change et que l’Inde cherche à maximiser ses intérêts et à jouer un rôle plus important en matière de stratégie et de sécurité.
Cependant, fondamentalement, l’Inde reste une partie prenante d’un ordre international multipolaire démocratisé. La Russie est consciente de cette nuance et n’a jamais mis la pression.
M.K. Bhadrakumar
Traduit par Wayan, relu par Hervé, pour le Saker Francophone.
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