Le bataillon Touran, un nouveau venu en Ukraine.
L’Ukraine servirait-elle de bon prétexte, pour des projets impérialistes de l’état profond turc ? Merci à PHL.
Dernier paragraphe de l’article :
Cependant, la création régulière de bataillons de mercenaires par la Turquie témoigne bien du double-jeu d’Ankara et devrait alerter une communauté internationale polarisée à l’excès sur le danger russe, donc aveugle sur d’autres périls tout aussi préoccupants : notamment la montée de l’impérialisme turc en Méditerranée orientale et en mer Noire, au Moyen-Orient, au Caucase et en Asie centrale. Il convient à ce titre de rappeler le célèbre dicton géorgien : « Le mouton a toujours eu peur du loup. Mais, c’est le berger qui l’a finalement mangé ».
Par David GAÜZERE pour CF2R.org (Centre Français de Recherche sur le Renseignement)
Depuis le 20 novembre 2022, un nouveau bataillon s’ajoute à la myriade des unités de volontaires internationaux combattant du côté des forces de Kiev : le bataillon Touran. Il pourrait ressembler à n’importe quel autre bataillon, si ce n’est qu’il renferme encore une certaine part de mystères, dont bon nombre restent encore sans réponses aujourd’hui :
– la diversité de ses membres, tous turcophones/mongolophones mais issus de différentes origines, interroge ;
– la poursuite d’objectifs pantouraniens, dont le conflit ukrainien ne serait qu’une première étape, pourrait en raison de son évolution encore incertaine, donner plus d’importance au bataillon ;
– ses financements, exclusivement turcs et opaques, et son insertion dans la galaxie des bataillons turcophones en Ukraine posent également question sur les objectifs à long terme du bataillon.
Le bataillon Touran ne serait-il pas en fin de compte un cheval de Troie de l’« État profond » turc ? En Ukraine ou au-delà ? Pour poursuivre quels objectifs ? L’« État profond[1] » turc interventionniste viendrait-il alors à entrer en contradiction avec la diplomatie turque officielle, affichant une position de neutralité et de médiation dans le conflit ukrainien ?
La légion touranienne de Kiev
Ce n’est pas la première fois que des bataillons musulmans viennent en Ukraine apporter leur soutien à l’un des deux camps. Les bataillons tchétchènes pro-ukrainiens – laïc comme celui d’Adam Osmaev ou djihadiste, pour Mouslim Tcheberloevski – affrontent ainsi la 141e Division de fusiliers motorisés pro-russe de Ramzan Kadyrov (les « Kadyrovtsy »), dans une sorte de conflit civil externalisé[2]. Les Tatars de Crimée, qu’ils soient laïcs ou djihadistes, disposent également, du côté ukrainien, de leurs propres bataillons, qu’ils espèrent pouvoir mettre à profit en vue d’une reconquête de la Crimée. L’ensemble des bataillons musulmans combattant dans le camp de Kiev sont déjà logistiquement et financièrement soutenus par la Turquie. Quel intérêt aurait alors Ankara à créer encore un bataillon supplémentaire ?
Le bataillon Touran est dirigé par un Kirghiz arrivé à Kiev en décembre 2021[3] : Almaz Koudabek Ououlou. Âgé de 33 ans, il est issu de la tribu des Mongoldors et de la ville balnéaire de Tcholpon-Ata, au nord du Lac Yssyk-Koul’. Ououlou est un simple coiffeur-barbier de profession, qui a été obligé d’émigrer en Ukraine à la suite des répercussions de la pandémie du COVID-19 au Kirghizstan, après avoir effectué plusieurs séjours économiques en Russie. Il est actuellement à la tête d’un bataillon composé de Kirghiz, de Kazakhs, d’Ouighours, de Tatars de l’Oural, de Bouriates, de Tchétchènes, d’Azéris et d’autres peuples turcophones et mongolophones, qui a pour but de « commettre des actes de sabotage derrière les lignes russes ennemies »[4]. Un groupe de militaires biélorusses opposés au régime d’Alexandre Loukachenko les complète. Le bataillon Touran est partie intégrante de la Légion des Volontaires internationaux, intégrée à l’armée ukrainienne.
C’est le 20 novembre 2022 que Koudabek Ououlou annonce la création du bataillon Touran sur le canal Telegram« BASE » de l’opposant démocrate et pro-occidental kazakh, Aïdos Sadykov – réfugié depuis 2014 à Kiev[5]. Dans cette vidéo, Koudabek Ououlou déclare à la Russie que « sous couvert d’une opération spéciale, Poutine organise le génocide du peuple turcophone. Se cachant derrière l’islam, Ramzan Kadyrov déclare le djihad. L’islam est sacré pour nous, et nous ne devrions pas jouer avec nos saints. Nous détruirons ce régime de chaïtans (satanique) de Kadyrov, le régime impérial de Poutine ; nous nous battrons tous les jours. Nous allons vous faire un cauchemar à l’intérieur et à l’extérieur» [6], avant de lancer un vibrant « Alga Touran ! [7]» (« En avant, Touran ! »). Étonnamment, dans cette déclaration, le mot « Ukraine » n’est nulle part cité par l’auteur, donnant l’impression que le bataillon Touran a d’autres buts de guerre. Koudabek Ououlou a ensuite corrigé cet « oubli » en évoquant « sa proximité avec le peuple et les soldats ukrainiens » dans une interview donnée le 5 décembre 2022 à la radio ukrainienne The New Voice of Ukraine[8].
Les autorités kirghizes, par l’intermédiaire du Comité d’État pour la sécurité nationale du Kirghizistan (GKNB), réagissant dès le lendemain de la création du bataillon, déclarent dans un communiqué que « la déclaration de ce citoyen contredit la position des autorités officielles du Kirghizistan », rappelant que « le Kirghizistan adhère à la neutralité dans les événements entre la Russie et l’Ukraine »[9]. Le GKNB ajoute d’autre part que des poursuites ont été engagées contre Koudabek Ououlou en vertu de l’article 256 du Code pénal du Kirghizstan, qui criminalise la participation de citoyens kirghiz à des conflits armés dans des États étrangers, ou leur formation à l’étranger pour mener des attaques terroristes. Une infraction commise en vertu de cet article est passible d’une peine pouvant aller jusqu’à huit ans d’emprisonnement[10]. Cette procédure pénale est la deuxième lancée contre de Koudabek Ououlou. En effet, peu de temps après son arrivée sur le sol ukrainien, la mission diplomatique de l’ambassade du Kirghizstan à Kiev l’avait déjà contacté et lui avait proposé de retourner dans son pays natal, ce à quoi il avait opposé un refus catégorique. Par conséquent, au printemps 2022, le GKNB avait déjà engagé une première procédure pénale contre lui en vertu du même article 256 du Code pénal du Kirghizstan[11].
Le bataillon Touran comptait 15 à 20 combattants lors de sa création[12] et autour de 350 combattants deux mois plus tard[13]. Son armement se composerait principalement de fusils AK-74, de fusils FN SCAR-L et, vraisemblablement, de mitrailleuses M240[14]. Koudak Ououlou serait secondé par Jasoulan Douïsembin (30 ans), surnommé de ses pairs le « Rambo kazakh ». C’est un ancien soldat de la seule brigade d’infanterie de marine du Kazakhstan, ayant fui son pays en 2015 pour s’engager comme mercenaire dans l’armée ukrainienne et s’y illustrer par de hauts faits d’armes, recevant même une décoration des mains de Volodymyr Zelensky le 8 août 2022[15].
D’après le journal russe StanRadar, le bataillon Touran aurait répondu à l’appel lancé par les services spéciaux ukrainiens et Zelensky aux peuples de Russie pour combattre le régime de Poutine. La contrepartie de cet engagement militaire serait le projet de résolution sur la reconnaissance de l’indépendance du Tatarstan enregistré à la Verkhovna Rada d’Ukraine, faisant suite à la reconnaissance par les mêmes députés de la « République tchétchène d’Itchkérie », comme un territoire temporairement occupé par la Russie[16]. Sans démentir cette information, les Ukrainiens saluent l’aide bienvenue de ces combattants venus d’ailleurs qui acceptent momentanément de concentrer leur lutte au seul théâtre de guerre ukrainien. Kiev salue aussi la solidarité entre les mercenaires turcophones et les soldats ukrainiens au combat [17].
Bien que le bataillon Touran semble encore n’être qu’un petit groupe de combattants aux effectifs limités, l’apparition de cette nouvelle unité turcophone pourrait susciter l’intérêt d’autres combattants de Crimée, de Turquie, du Caucase et d’Asie centrale – Koudabek Oulou, un brin optimiste, affirme pouvoir lever 100 000 hommes chez les peuples turcophones[18]. Considérant que les pays européens ont envoyé et envoient toujours des armes et du matériel militaire à l’Ukraine pour soutenir sa lutte contre Moscou, ces bataillons étrangers savent qu’ils peuvent désormais à tout moment accéder à du matériel militaire moderne et qu’ils pourront l’utiliser pour d’autres finalités à l’avenir. En effet, ces combattants étrangers pourraient prochainement rentrer chez eux et tenter de déstabiliser à leur tour leurs pays respectifs en déclenchant une lutte contre les gouvernements centraux, en adoptant des tactiques de guérilla apprises au cours du conflit ukrainien[19].
Un cheval de Troie turc ?
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