Pour en finir avec le mythe de l’« aide » américaine
ÉLÉMENTS : Dans "Les origines du Plan Marshall", le mythe de « l’aide » américaine, vous situez votre analyse dans l’histoire longue. Quand les États-Unis ont-ils supplanté le Royaume-Uni comme première puissance économique mondiale ?
ANNIE LACROIX-RIZ : Jusqu’aux années 1870-1880, l’impérialisme dominant est britannique. Puis en 1890, les États-Unis deviennent le premier producteur industriel mondial. Cette situation va bouleverser les rapports entre les impérialismes. Jusque-là, plusieurs impérialismes (français, allemand, belge, néerlandais, portugais, japonais…), certes d’inégale importance, s’affrontaient tout en s’arrangeant, par exemple à la conférence de Berlin sur l’Afrique dépecée (1884-1886).
L’excellente brochure économique de Lénine "L’impérialisme", stade suprême du capitalisme (1916) analyse cette situation mouvante entre les zones d’influence. Lénine explique qu’entre 1880 et 1914, le monde passe, sous l’effet de la crise systémique du capitalisme, de la concurrence pacifique à la concurrence non-pacifique, avec conflits en Europe et dans les colonies, puis à la guerre générale qui verra les États-Unis devenir la première puissance mondiale.
Or, les États-Unis deviennent la puissance industrielle dominante en période de crise, avec une surproduction chronique. Ils se trouvent donc à la fois dans une situation de très grande force et face à un obstacle de surproduction. Devant l’insuffisance de leur marché intérieur privé de colonies, ils réclament officiellement l’abaissement de tous les obstacles protectionnistes dès septembre 1899 avec les notes de John Hay sur la « Porte ouverte » en Chine. Le secrétaire d’État Hay y expose que les autres puissances vont devoir tenir compte des droits commerciaux existants des États-Unis mais aussi de ceux qu’ils revendiquent. Washington entend casser les « zones d’influence » négociées entre impérialismes européens pour mondialiser le marché à leur avantage et commercer partout où ils le souhaitent.
ÉLÉMENTS : Certes, la Grande-Bretagne, pourtant détentrice d’un immense empire colonial, est également le chantre du libre-échange…
ANNIE LACROIX-RIZ : De 1870 à la Préférence impériale d’Ottawa (1932), la Grande-Bretagne a officiellement défendu le libre-échange.Quand, du XVIIIe siècle au milieu du XIXe, elle dominait l’industrie mondiale, son hégémonie était telle qu’elle pouvait le prôner : elle n’avait pas besoin de protection douanière. Mais les Britanniques, déjà affaiblis, sont tentés par le protectionnisme dès le tournant du XIXe siècle et, après maints débats, optent officiellement à la conférence du Commonwealth d’Ottawa (juillet-août 1932). En vertu de l’accord conclu, le commerce se fera surtout au sein de la zone coloniale britannique (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande…), sur la base de droits mutuels faibles : ces pays commerceront entre eux et se protègeront vis-à-vis de l’extérieur. Cet événement menace d’exclure les Américains du commerce mondial. Le niveau du commerce entre l’Europe et les États-Unis, fortement réduit pendant la Crise, reste d’ailleurs à un niveau très modeste en 1939.
ÉLÉMENTS : Comment Washington réagit-il au protectionnisme européen ?
ANNIE LACROIX-RIZ : Les États-Unis ont édifié leur industrie à l’abri d’un mur tarifaire, mais ils exigent de disposer, et au prix le plus bas, de l’ensemble des ressources mondiales, largement contrôlées par leurs rivaux impérialistes européens. Ils revendiquent clairement le rôle dirigeant du monde et leur volonté de ne voir aucun accord antérieur faire obstacle à leurs droits commerciaux illimités. De 1899 à l’avant-1914, ils élargissent au monde la revendication sur la Chine. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les « 14 points » du président Wilson (janvier 1918) sont d’ailleurs principalement une liste de mesures économiques – la liberté des mers, des grands fleuves (points 2 et 3)… C’est un programme clair : adieu aux empires coloniaux, directement visés (article 5). Si l’exclusivisme impérial est abattu, les matières premières à bas prix afflueront bien plus aisément aux États-Unis.
Avant la Seconde Guerre mondiale, le commerce extérieur américain se trouve dans une situation désespérée. Il s’est effondré tandis que le britannique représente un bon tiers des échanges mondiaux. Pendant la décennie 1930, les États-Unis ont connu sept ans d’immense déficit commercial. S’ils sont la puissance dominante de l’entre-deux-guerres, ils ne sont pas du tout la puissance commerciale dominante en Europe : le commerce extérieur y est largement inter-européen.
ÉLÉMENTS : Libre-échangistes à l’usage extérieur, protectionnistes dans leurs frontières, les États-Unis mettent l’extra-territorialité du droit américain au service de leurs intérêts. Quand ont-ils instauré ce principe inique ?
ANNIE LACROIX-RIZ : Dès cette époque-là. Si les droits discutés entre puissances assez fortes pour s’être partagé la Chine sont contestés, une règle unique vaudra : celle du plus fort, « le tigre face au mouton », écrit une revue « libérale » américaine (New Republic) en janvier 1945. Cette vision fait l’unanimité dans la classe dirigeante américaine. Chez nous, on diffuse la saga de l’opposition entre démocrates et républicains américains, mais un responsable du SDECE, nos services secrets, décrit en 1950 le « total bipartisme dans les affaires » économiques, intérieures et extérieures, par opposition au « monopartisme au cours des élections ». Concrètement, ça se caractérise par une stabilité quasi complète dans les administrations sous Wilson, Hoover, Roosevelt, puis Truman (et au-delà).
ÉLÉMENTS : Je sens que vous pensez aux frères Dulles, célèbres pour avoir tenté de négocier une paix séparée avec Himmler au détriment de l’URSS à la fin de la Seconde Guerre mondiale…
ANNIE LACROIX-RIZ : Allen et John Dulles symbolisent en effet le système des portes-tambour (revolving doors) entre les secteurs public et privé. Ces personnalités économiques jouent un rôle politique et administratif gigantesque.
WASPs (White Anglo-Saxon Protestants) dans toute leur splendeur et piliers républicains, les Dulles sont à la tête du plus gros cabinet d’avocats d’affaires de New York, la Sullivan & Cromwell, dont une part énorme des intérêts européens est allemande. John Foster dirige la société pendant que son frère cadet et associé Allen est espion-diplomate. Sous Wilson, tous deux siègent dans la délégation américaine de la Conférence de Paris (1919) et se dressent vent debout, comme toute la délégation, contre les « réparations » menaçant l’Allemagne intacte, où les Américains veulent investir en masse. Leur non-ralliement à Roosevelt n’empêche pas le Président de les laisser ou de les hisser à des postes étatiques de premier plan ni de nommer secrétaire à la Guerre le vénérable Henry Stimson (né en 1867), depuis 1911 secrétaire à la Guerre ou secrétaire d’État sous les Républicains, entré en 1891 dans l’un des plus gros cabinets d’avocats d’affaires de Wall Street (Root and Clark).
Ces vrais maîtres de l’État américain décident de tout sans lien aucun avec ce que les citoyens croient pouvoir décider par leur vote. Par exemple, se fonde entre 1919 et 1921 le Conseil de politique extérieure (Council on Foreign Relations – CFR) toujours en place. Aujourd’hui encore, ministres et futurs ministres écrivent dans sa revue de fait, Foreign Affairs, bible de l’État américain (qui invite quelques dépendants influents de la zone d’influence américaine).
ÉLÉMENTS : Revenons au XXe siècle. Vous montrez que les États-Unis favorisent l’Allemagne après chaque guerre mondiale. Pour quelles raisons ?
ANNIE LACROIX-RIZ : D’abord pour des raisons économiques. Avant 1914, les deux impérialismes américain et allemand nouent des relations privilégiées. Ils ont des caractéristiques communes : extraordinaire concentration du capital, protection douanière en béton… Cela les conduit à associer leurs capitaux dans presque toutes les grandes industries.
C’est un élément qui explique l’entrée en guerre très tardive contre le Reich dans les deux conflits mondiaux, outre le fait, essentiel, que les États-Unis ne disposent que de maigres forces militaires : elles ne servent alors qu’à la répression intérieure et à celle de l’arrière-cour d’Amérique latine. Mais en 1917, l’Allemagne s’étend partout, et prétend régir l’arrière-cour et les mers (« notre avenir est sur l’eau », proclame Guillaume II depuis la fin du XIXe siècle). Elle menace les intérêts des États-Unis, qui lui donnent une leçon sans remettre en cause leurs liens de capitaux. Seul un énorme flux de prêts américains permet alors à la France et à l’Angleterre, longtemps disposées à transiger avec l’Allemagne, de conduire la guerre, alors que les Empires centraux se sont rendus militairement autonomes. En 1917, l’ambassadeur de France à Washington Jean-Jules Jusserand, en poste de 1902 à 1924, se met en colère : « Nous empruntons plus que de raison ! La conséquence est que nous ferons de Wilson l’arbitre et le décisionnaire de la fin de la guerre. » Car les États-Unis soutiennent la proposition dite « de paix » du Pape Benoît XV du 1er août 1917, qui ne vise qu’à maintenir à l’Allemagne, alors en très mauvaise position sur le front occidental, toutes ses conquêtes territoriales depuis les années 1860, dont l’Alsace-Moselle.
Le même scénario se répète, en pire, avant la Seconde Guerre mondiale : le capital financier anglais a tenté jusqu’en 1939 et le français bien plus encore de négocier avec Berlin, et ils ont saboté leurs préparatifs militaires.
ÉLÉMENTS : Pourtant, on a l’image d’un Roosevelt bataillant pour engager son pays dans la guerre contre Hitler. D’ailleurs, si les liens germano-américains sont si forts, comment expliquer le bombardement punitif de Dresde en février 45 ?
ANNIE LACROIX-RIZ : Le journaliste et historien américain Charles Higham a étudié ce qu’il a appelé The Nazi-American plot (1983) qui détaille l’ampleur des liens germano-américains dans tous les secteurs (IBM, pétrole, sidérurgie, chimie, électricité…). Il montre que dès l’entrée officielle en guerre des États-Unis en décembre1941 commencent les discussions sur la paix future. L’Allemagne se croit dans une position de force qu’elle a déjà perdue (le Blitzkrieg est mort en URSS et sa défaite est certaine depuis juillet 1941) et propose de garder l’Est. Ça fait échouer ces pourparlers. Mais ils se poursuivent entre représentants du capital financier anglais, allemand et américain sur le repartage qui suivra la guerre. L’Allemagne prend un sacré coup en mai 1945, mais ses rapports avec les États-Unis se maintiennent. Les Dulles continuent à consacrer aux affaires allemandes une part essentielle de leur activité en Europe, comme les plus grosses banques d’affaires américaines, dont la Dillon Read, principale prêteuse à l’Allemagne de 1923 à la guerre. All honorable men, ouvrage du haut fonctionnaire américain James Martin, démontre dès 1950 le maintien intégral, avant renforcement, des liens économiques germano-américains.
La destruction anglo-américaine de Dresde, ville non militaire, joyau architectural, et alors bourrée de civils, dont une masse de déportés et « réfugiés », s’explique aisément : elle doit appartenir à la zone d’influence soviétique, d’ailleurs très pauvre (à part la potasse et le lignite, elle n’a pas grand-chose : l’essentiel de l’économie de guerre est… à l’Ouest). Comme l’a démontré, sur une base archivistique, l’énorme bibliographie anglophone, c’est une tentative d’intimidation explicite contre l’URSS, comme le bombardement américain ultérieur d’Hiroshima et Nagasaki.
ÉLÉMENTS : La collusion entre Berlin et Washington est une chose, l’innocence de Moscou en est une autre. Or, sous votre plume, Staline paraît étonnamment naïf par rapport aux velléités des Alliés à Yalta ou Potsdam.
ANNIE LACROIX-RIZ : Staline n’est pas naïf, il est, comme l’URSS à terre, faible. C’est la seule conclusion à tirer de la lecture des archives et d’une armée d’historiens anglophones. Ainsi, les archives américaines ont démontré la validité de la thèse de 1952 du grand historien William Appleman Williams, American-Russian Relations, 1781-1947. Williams rappelle que la haine américaine de la Russie s’est déclenchée non à la suite des pogroms mais parce qu’à partir des années 1890, la Russie prétend pousser des antennes en Chine du nord. Avec le Chemin de fer du Nord-Est et d’autres projets, commencent les gros ennuis – qui ne cesseront jamais – pour les Russes. Lorsque ces derniers se décident à changer de système de production et de société avec la révolution bolchévique, ce sera pain bénit pour les incriminer. La Révolution bolchévique a déclenché la même fureur et stupeur que la Révolution française, mais plus durablement, comme l’a montré le grand Arno Mayer, dans un livre traduit en français (une exception) : Les Furies. Violence, vengeance, terreur aux temps de la Révolution française et de la révolution russe (Paris, Fayard, 2002) ! Pèsent à la fois les intérêts économiques dominants et un mélange entre la réalité de l’obsession antisoviétique et le hochet rouge pour effrayer les masses.
ÉLÉMENTS : Venons-en au cœur de votre livre. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France est-elle plus soumise aux velléités américaines que la Grande-Bretagne ?
ANNIE LACROIX-RIZ. Tous les impérialismes européens se caractérisent par la même dépendance et soumission à l’impérialisme hégémonique du moment : allemand (en Europe) puis américain (mondial) avec la Pax Americana. Le précédent anglais révèle un niveau de soumission terrible envers le créancier américain dans les années 1920. L’atlantisme anglais est resté encore plus dominant qu’en France, où la résistance intérieure a duré plus longtemps.
La loi Johnson (1934) et les lois de neutralité stipulent que tout pays encore débiteur des dollars de la Grande Guerre ne recevra plus le moindre crédit américain. En 1939, la Grande-Bretagne ne peut toujours plus emprunter de dollars tant que les lois de neutralité ne sont pas levées. Depuis 1940, les États-Unis reprêtent aux Britanniques sous strictes conditions. Londres doit même céder des bases militaires aux Caraïbes, à Terre-Neuve et en Scandinavie dès 1940-41. Le 10 septembre 1941, Londres accepte une mesure mortifère pour son commerce extérieur, le contrôle américain de ses exportations : le moindre des produits détenus par l’Angleterre pas seulement importé mais similaire à un produit importé américain ne peut plus être exporté. Londres accepte des concessions ahurissantes avant même de signer, en février 1942, de l’accord anglo-américain dit de Prêt-Bail (Lend-Lease). Cela signifie l’étranglement de son commerce extérieur.
Ce renoncement à la souveraineté frappe la France depuis les emprunts de 1943. Les États-Unis ont même passé des accords pour sacrifier le fleuron français qu’est l’aéronautique. En prétendant aider la France, les accords Blum-Byrnes (mai 1946) permettent aux États-Unis, entre autres, de se débarrasser de leur surplus comme leurs vieux navires inutilisables, et de plafonner la production de cinéma français (à 4 semaines par trimestre, voire 0) pour que les films hollywoodiens se déversent. Ce qui s’est produit dès le deuxième semestre 1946.
ÉLÉMENTS : Quel rôle a joué dans ces accords le négociateur français Jean Monnet, aujourd’hui célébré comme l’un des pères de l’Europe ?
ANNIE LACROIX-RIZ : Monnet est l’homme des États-Unis depuis le premier après-guerre. De Gaulle disait de lui : « C’est un traître. » Il n’a rien à voir avec les intérêts français et symbolise l’impuissance économique de De Gaulle. Ce n’est pas lui qui dirige la France mais les élites financières et économiques via l’Inspection des finances, aussi atlantistes que lui.
ÉLÉMENTS : De Gaulle, parlons-en. Tout en reconnaissant son courage, vous lui attribuez un « poids négligeable » face aux élites atlantistes. Que vous inspire cette immense figure historique ?
ANNIE LACROIX-RIZ : De Gaulle est un homme très contradictoire. Issu de la bourgeoisie – une partie de sa famille travaille dans la banque –, représentant des élites militaires, il constitue un cas exceptionnel. Malgré son rattachement, comme tout l’appareil militaire, à l’Action française et l’extrême séduction qu’a exercée sur lui la solution autoritaire d’extrême droite, son sens national n’a pas été perturbé par les années 1930.
Le politologue néerlandais Kees Van der Pijl, auteur de The making of an Atlantic ruling class (1984), l’a excellemment analysé. Il a noté que, de tous les dirigeants européens, seul de Gaulle a ouvert le bec. Au fond, qu’est-ce qui le caractérise ? D’une part, comme Churchill, c’est un représentant type du vieil impérialisme : il ne veut pas lâcher l’Empire colonial. Pensez que Boisson, le gouverneur de l’Afrique-Occidentale française, entendait d’emblée céder Dakar aux États-Unis. De Gaulle l’a évincé dans les meilleurs délais, et Dakar n’est pas tombée dans les mains des Américains en 1943. Il n’en a pas moins montré une indulgence spectaculaire envers une armée française dont il connaissait toutes les abominations. Elle était absolument opposée à lui, mais il l’a entièrement réhabilitée, par choix de classe.
D’autre part, il est anti-allemand. C’est bien pour cela qu’il n’a pas craqué en 1940. De Gaulle fait tout ce qui peut gêner les États-Unis sauf une chose déterminante : remettre en cause le statu quo et l’ancrage de la France dans le camp occidental. Fin 1943, il insiste auprès des Américains pour qu’ils reconnaissent son gouvernement en arguant, ce que tout le monde sait, être le seul à pouvoir vaincre les communistes en France. Le rêve des États-Unis, c’était : « On prend les mêmes vichystes et on recommence ». Il faut rappeler le symbole que fut l’utilisation de Darlan, figure de la Collaboration, en 1941-1942, que Washington a mis à la tête théorique de l’Afrique du Nord en novembre 1942, le « Quisling français », avait commenté Churchill. Washington a objectivement besoin de l’autorité politique de De Gaulle en France, ce qui n’empêche pas Roosevelt et son entourage de rêver de l’« éliminer », expression de Roosevelt en décembre 1943, y compris physiquement ! Malgré cette haine, d’ailleurs réciproque, de Gaulle et les Américains sont liés pour des raisons de classe.
ÉLÉMENTS : Au fond, vous reprochez à de Gaulle de n’avoir jamais osé s’allier aux communistes. Si le parti de Thorez, allié de Moscou, s’oppose également aux vues des Américains, son poids électoral à la Libération (28 % des suffrages aux législatives de 1946) leur sert également de prétexte…
ANNIE LACROIX-RIZ : Je ne lui reproche rien, je ne dispense pas de conseils politiques a posteriori, j’établis des faits. Je constate son isolement. Il y a une contradiction fondamentale entre le de Gaulle protecteur du statu quo et donc indispensable à la grande bourgeoisie, bien qu’elle le haïsse – et son opposition à Washington. Les Américains étranglent la France, De Gaulle entend les hauts fonctionnaires expliquer que les « accords » en cours sont léonins et imprésentables à un Parlement… mais qu’il faut les signer. Il tonne, menace d’arrêter de livrer du charbon pour la campagne militaire américaine de 1945, sans contrepartie, et doit toujours céder face à l’atlantisme du grand patronat et des inspecteurs des Finances. Mais il démissionne de la Présidence du Conseil le 20 janvier 1946 : en aucun cas à cause des « manœuvres » des partis, dont le PCF honni, mais parce qu’il veut pouvoir revenir au pouvoir sans avoir « couvert » le désastre de la transformation de la France en colonie américaine. De fait, l’alliance extérieure objective entre de Gaulle, d’une part, l’URSS et le PCF, d’autre part, explique une originalité française relative qui a duré quelques décennies.
Annie Lacroix-Riz, Les Origines du plan Marshall, Le mythe de « l’aide » américaine, Armand Colin, 576 p.
L’excellente brochure économique de Lénine "L’impérialisme", stade suprême du capitalisme (1916) analyse cette situation mouvante entre les zones d’influence. Lénine explique qu’entre 1880 et 1914, le monde passe, sous l’effet de la crise systémique du capitalisme, de la concurrence pacifique à la concurrence non-pacifique, avec conflits en Europe et dans les colonies, puis à la guerre générale qui verra les États-Unis devenir la première puissance mondiale.
Or, les États-Unis deviennent la puissance industrielle dominante en période de crise, avec une surproduction chronique. Ils se trouvent donc à la fois dans une situation de très grande force et face à un obstacle de surproduction. Devant l’insuffisance de leur marché intérieur privé de colonies, ils réclament officiellement l’abaissement de tous les obstacles protectionnistes dès septembre 1899 avec les notes de John Hay sur la « Porte ouverte » en Chine. Le secrétaire d’État Hay y expose que les autres puissances vont devoir tenir compte des droits commerciaux existants des États-Unis mais aussi de ceux qu’ils revendiquent. Washington entend casser les « zones d’influence » négociées entre impérialismes européens pour mondialiser le marché à leur avantage et commercer partout où ils le souhaitent.
ÉLÉMENTS : Certes, la Grande-Bretagne, pourtant détentrice d’un immense empire colonial, est également le chantre du libre-échange…
ANNIE LACROIX-RIZ : De 1870 à la Préférence impériale d’Ottawa (1932), la Grande-Bretagne a officiellement défendu le libre-échange.Quand, du XVIIIe siècle au milieu du XIXe, elle dominait l’industrie mondiale, son hégémonie était telle qu’elle pouvait le prôner : elle n’avait pas besoin de protection douanière. Mais les Britanniques, déjà affaiblis, sont tentés par le protectionnisme dès le tournant du XIXe siècle et, après maints débats, optent officiellement à la conférence du Commonwealth d’Ottawa (juillet-août 1932). En vertu de l’accord conclu, le commerce se fera surtout au sein de la zone coloniale britannique (Canada, Australie, Nouvelle-Zélande…), sur la base de droits mutuels faibles : ces pays commerceront entre eux et se protègeront vis-à-vis de l’extérieur. Cet événement menace d’exclure les Américains du commerce mondial. Le niveau du commerce entre l’Europe et les États-Unis, fortement réduit pendant la Crise, reste d’ailleurs à un niveau très modeste en 1939.
ÉLÉMENTS : Comment Washington réagit-il au protectionnisme européen ?
ANNIE LACROIX-RIZ : Les États-Unis ont édifié leur industrie à l’abri d’un mur tarifaire, mais ils exigent de disposer, et au prix le plus bas, de l’ensemble des ressources mondiales, largement contrôlées par leurs rivaux impérialistes européens. Ils revendiquent clairement le rôle dirigeant du monde et leur volonté de ne voir aucun accord antérieur faire obstacle à leurs droits commerciaux illimités. De 1899 à l’avant-1914, ils élargissent au monde la revendication sur la Chine. Au lendemain de la Première Guerre mondiale, les « 14 points » du président Wilson (janvier 1918) sont d’ailleurs principalement une liste de mesures économiques – la liberté des mers, des grands fleuves (points 2 et 3)… C’est un programme clair : adieu aux empires coloniaux, directement visés (article 5). Si l’exclusivisme impérial est abattu, les matières premières à bas prix afflueront bien plus aisément aux États-Unis.
Avant la Seconde Guerre mondiale, le commerce extérieur américain se trouve dans une situation désespérée. Il s’est effondré tandis que le britannique représente un bon tiers des échanges mondiaux. Pendant la décennie 1930, les États-Unis ont connu sept ans d’immense déficit commercial. S’ils sont la puissance dominante de l’entre-deux-guerres, ils ne sont pas du tout la puissance commerciale dominante en Europe : le commerce extérieur y est largement inter-européen.
ÉLÉMENTS : Libre-échangistes à l’usage extérieur, protectionnistes dans leurs frontières, les États-Unis mettent l’extra-territorialité du droit américain au service de leurs intérêts. Quand ont-ils instauré ce principe inique ?
ANNIE LACROIX-RIZ : Dès cette époque-là. Si les droits discutés entre puissances assez fortes pour s’être partagé la Chine sont contestés, une règle unique vaudra : celle du plus fort, « le tigre face au mouton », écrit une revue « libérale » américaine (New Republic) en janvier 1945. Cette vision fait l’unanimité dans la classe dirigeante américaine. Chez nous, on diffuse la saga de l’opposition entre démocrates et républicains américains, mais un responsable du SDECE, nos services secrets, décrit en 1950 le « total bipartisme dans les affaires » économiques, intérieures et extérieures, par opposition au « monopartisme au cours des élections ». Concrètement, ça se caractérise par une stabilité quasi complète dans les administrations sous Wilson, Hoover, Roosevelt, puis Truman (et au-delà).
ÉLÉMENTS : Je sens que vous pensez aux frères Dulles, célèbres pour avoir tenté de négocier une paix séparée avec Himmler au détriment de l’URSS à la fin de la Seconde Guerre mondiale…
ANNIE LACROIX-RIZ : Allen et John Dulles symbolisent en effet le système des portes-tambour (revolving doors) entre les secteurs public et privé. Ces personnalités économiques jouent un rôle politique et administratif gigantesque.
WASPs (White Anglo-Saxon Protestants) dans toute leur splendeur et piliers républicains, les Dulles sont à la tête du plus gros cabinet d’avocats d’affaires de New York, la Sullivan & Cromwell, dont une part énorme des intérêts européens est allemande. John Foster dirige la société pendant que son frère cadet et associé Allen est espion-diplomate. Sous Wilson, tous deux siègent dans la délégation américaine de la Conférence de Paris (1919) et se dressent vent debout, comme toute la délégation, contre les « réparations » menaçant l’Allemagne intacte, où les Américains veulent investir en masse. Leur non-ralliement à Roosevelt n’empêche pas le Président de les laisser ou de les hisser à des postes étatiques de premier plan ni de nommer secrétaire à la Guerre le vénérable Henry Stimson (né en 1867), depuis 1911 secrétaire à la Guerre ou secrétaire d’État sous les Républicains, entré en 1891 dans l’un des plus gros cabinets d’avocats d’affaires de Wall Street (Root and Clark).
Ces vrais maîtres de l’État américain décident de tout sans lien aucun avec ce que les citoyens croient pouvoir décider par leur vote. Par exemple, se fonde entre 1919 et 1921 le Conseil de politique extérieure (Council on Foreign Relations – CFR) toujours en place. Aujourd’hui encore, ministres et futurs ministres écrivent dans sa revue de fait, Foreign Affairs, bible de l’État américain (qui invite quelques dépendants influents de la zone d’influence américaine).
ÉLÉMENTS : Revenons au XXe siècle. Vous montrez que les États-Unis favorisent l’Allemagne après chaque guerre mondiale. Pour quelles raisons ?
ANNIE LACROIX-RIZ : D’abord pour des raisons économiques. Avant 1914, les deux impérialismes américain et allemand nouent des relations privilégiées. Ils ont des caractéristiques communes : extraordinaire concentration du capital, protection douanière en béton… Cela les conduit à associer leurs capitaux dans presque toutes les grandes industries.
C’est un élément qui explique l’entrée en guerre très tardive contre le Reich dans les deux conflits mondiaux, outre le fait, essentiel, que les États-Unis ne disposent que de maigres forces militaires : elles ne servent alors qu’à la répression intérieure et à celle de l’arrière-cour d’Amérique latine. Mais en 1917, l’Allemagne s’étend partout, et prétend régir l’arrière-cour et les mers (« notre avenir est sur l’eau », proclame Guillaume II depuis la fin du XIXe siècle). Elle menace les intérêts des États-Unis, qui lui donnent une leçon sans remettre en cause leurs liens de capitaux. Seul un énorme flux de prêts américains permet alors à la France et à l’Angleterre, longtemps disposées à transiger avec l’Allemagne, de conduire la guerre, alors que les Empires centraux se sont rendus militairement autonomes. En 1917, l’ambassadeur de France à Washington Jean-Jules Jusserand, en poste de 1902 à 1924, se met en colère : « Nous empruntons plus que de raison ! La conséquence est que nous ferons de Wilson l’arbitre et le décisionnaire de la fin de la guerre. » Car les États-Unis soutiennent la proposition dite « de paix » du Pape Benoît XV du 1er août 1917, qui ne vise qu’à maintenir à l’Allemagne, alors en très mauvaise position sur le front occidental, toutes ses conquêtes territoriales depuis les années 1860, dont l’Alsace-Moselle.
Le même scénario se répète, en pire, avant la Seconde Guerre mondiale : le capital financier anglais a tenté jusqu’en 1939 et le français bien plus encore de négocier avec Berlin, et ils ont saboté leurs préparatifs militaires.
ÉLÉMENTS : Pourtant, on a l’image d’un Roosevelt bataillant pour engager son pays dans la guerre contre Hitler. D’ailleurs, si les liens germano-américains sont si forts, comment expliquer le bombardement punitif de Dresde en février 45 ?
ANNIE LACROIX-RIZ : Le journaliste et historien américain Charles Higham a étudié ce qu’il a appelé The Nazi-American plot (1983) qui détaille l’ampleur des liens germano-américains dans tous les secteurs (IBM, pétrole, sidérurgie, chimie, électricité…). Il montre que dès l’entrée officielle en guerre des États-Unis en décembre1941 commencent les discussions sur la paix future. L’Allemagne se croit dans une position de force qu’elle a déjà perdue (le Blitzkrieg est mort en URSS et sa défaite est certaine depuis juillet 1941) et propose de garder l’Est. Ça fait échouer ces pourparlers. Mais ils se poursuivent entre représentants du capital financier anglais, allemand et américain sur le repartage qui suivra la guerre. L’Allemagne prend un sacré coup en mai 1945, mais ses rapports avec les États-Unis se maintiennent. Les Dulles continuent à consacrer aux affaires allemandes une part essentielle de leur activité en Europe, comme les plus grosses banques d’affaires américaines, dont la Dillon Read, principale prêteuse à l’Allemagne de 1923 à la guerre. All honorable men, ouvrage du haut fonctionnaire américain James Martin, démontre dès 1950 le maintien intégral, avant renforcement, des liens économiques germano-américains.
La destruction anglo-américaine de Dresde, ville non militaire, joyau architectural, et alors bourrée de civils, dont une masse de déportés et « réfugiés », s’explique aisément : elle doit appartenir à la zone d’influence soviétique, d’ailleurs très pauvre (à part la potasse et le lignite, elle n’a pas grand-chose : l’essentiel de l’économie de guerre est… à l’Ouest). Comme l’a démontré, sur une base archivistique, l’énorme bibliographie anglophone, c’est une tentative d’intimidation explicite contre l’URSS, comme le bombardement américain ultérieur d’Hiroshima et Nagasaki.
ÉLÉMENTS : La collusion entre Berlin et Washington est une chose, l’innocence de Moscou en est une autre. Or, sous votre plume, Staline paraît étonnamment naïf par rapport aux velléités des Alliés à Yalta ou Potsdam.
ANNIE LACROIX-RIZ : Staline n’est pas naïf, il est, comme l’URSS à terre, faible. C’est la seule conclusion à tirer de la lecture des archives et d’une armée d’historiens anglophones. Ainsi, les archives américaines ont démontré la validité de la thèse de 1952 du grand historien William Appleman Williams, American-Russian Relations, 1781-1947. Williams rappelle que la haine américaine de la Russie s’est déclenchée non à la suite des pogroms mais parce qu’à partir des années 1890, la Russie prétend pousser des antennes en Chine du nord. Avec le Chemin de fer du Nord-Est et d’autres projets, commencent les gros ennuis – qui ne cesseront jamais – pour les Russes. Lorsque ces derniers se décident à changer de système de production et de société avec la révolution bolchévique, ce sera pain bénit pour les incriminer. La Révolution bolchévique a déclenché la même fureur et stupeur que la Révolution française, mais plus durablement, comme l’a montré le grand Arno Mayer, dans un livre traduit en français (une exception) : Les Furies. Violence, vengeance, terreur aux temps de la Révolution française et de la révolution russe (Paris, Fayard, 2002) ! Pèsent à la fois les intérêts économiques dominants et un mélange entre la réalité de l’obsession antisoviétique et le hochet rouge pour effrayer les masses.
ÉLÉMENTS : Venons-en au cœur de votre livre. Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la France est-elle plus soumise aux velléités américaines que la Grande-Bretagne ?
ANNIE LACROIX-RIZ. Tous les impérialismes européens se caractérisent par la même dépendance et soumission à l’impérialisme hégémonique du moment : allemand (en Europe) puis américain (mondial) avec la Pax Americana. Le précédent anglais révèle un niveau de soumission terrible envers le créancier américain dans les années 1920. L’atlantisme anglais est resté encore plus dominant qu’en France, où la résistance intérieure a duré plus longtemps.
La loi Johnson (1934) et les lois de neutralité stipulent que tout pays encore débiteur des dollars de la Grande Guerre ne recevra plus le moindre crédit américain. En 1939, la Grande-Bretagne ne peut toujours plus emprunter de dollars tant que les lois de neutralité ne sont pas levées. Depuis 1940, les États-Unis reprêtent aux Britanniques sous strictes conditions. Londres doit même céder des bases militaires aux Caraïbes, à Terre-Neuve et en Scandinavie dès 1940-41. Le 10 septembre 1941, Londres accepte une mesure mortifère pour son commerce extérieur, le contrôle américain de ses exportations : le moindre des produits détenus par l’Angleterre pas seulement importé mais similaire à un produit importé américain ne peut plus être exporté. Londres accepte des concessions ahurissantes avant même de signer, en février 1942, de l’accord anglo-américain dit de Prêt-Bail (Lend-Lease). Cela signifie l’étranglement de son commerce extérieur.
Ce renoncement à la souveraineté frappe la France depuis les emprunts de 1943. Les États-Unis ont même passé des accords pour sacrifier le fleuron français qu’est l’aéronautique. En prétendant aider la France, les accords Blum-Byrnes (mai 1946) permettent aux États-Unis, entre autres, de se débarrasser de leur surplus comme leurs vieux navires inutilisables, et de plafonner la production de cinéma français (à 4 semaines par trimestre, voire 0) pour que les films hollywoodiens se déversent. Ce qui s’est produit dès le deuxième semestre 1946.
ÉLÉMENTS : Quel rôle a joué dans ces accords le négociateur français Jean Monnet, aujourd’hui célébré comme l’un des pères de l’Europe ?
ANNIE LACROIX-RIZ : Monnet est l’homme des États-Unis depuis le premier après-guerre. De Gaulle disait de lui : « C’est un traître. » Il n’a rien à voir avec les intérêts français et symbolise l’impuissance économique de De Gaulle. Ce n’est pas lui qui dirige la France mais les élites financières et économiques via l’Inspection des finances, aussi atlantistes que lui.
ÉLÉMENTS : De Gaulle, parlons-en. Tout en reconnaissant son courage, vous lui attribuez un « poids négligeable » face aux élites atlantistes. Que vous inspire cette immense figure historique ?
ANNIE LACROIX-RIZ : De Gaulle est un homme très contradictoire. Issu de la bourgeoisie – une partie de sa famille travaille dans la banque –, représentant des élites militaires, il constitue un cas exceptionnel. Malgré son rattachement, comme tout l’appareil militaire, à l’Action française et l’extrême séduction qu’a exercée sur lui la solution autoritaire d’extrême droite, son sens national n’a pas été perturbé par les années 1930.
Le politologue néerlandais Kees Van der Pijl, auteur de The making of an Atlantic ruling class (1984), l’a excellemment analysé. Il a noté que, de tous les dirigeants européens, seul de Gaulle a ouvert le bec. Au fond, qu’est-ce qui le caractérise ? D’une part, comme Churchill, c’est un représentant type du vieil impérialisme : il ne veut pas lâcher l’Empire colonial. Pensez que Boisson, le gouverneur de l’Afrique-Occidentale française, entendait d’emblée céder Dakar aux États-Unis. De Gaulle l’a évincé dans les meilleurs délais, et Dakar n’est pas tombée dans les mains des Américains en 1943. Il n’en a pas moins montré une indulgence spectaculaire envers une armée française dont il connaissait toutes les abominations. Elle était absolument opposée à lui, mais il l’a entièrement réhabilitée, par choix de classe.
D’autre part, il est anti-allemand. C’est bien pour cela qu’il n’a pas craqué en 1940. De Gaulle fait tout ce qui peut gêner les États-Unis sauf une chose déterminante : remettre en cause le statu quo et l’ancrage de la France dans le camp occidental. Fin 1943, il insiste auprès des Américains pour qu’ils reconnaissent son gouvernement en arguant, ce que tout le monde sait, être le seul à pouvoir vaincre les communistes en France. Le rêve des États-Unis, c’était : « On prend les mêmes vichystes et on recommence ». Il faut rappeler le symbole que fut l’utilisation de Darlan, figure de la Collaboration, en 1941-1942, que Washington a mis à la tête théorique de l’Afrique du Nord en novembre 1942, le « Quisling français », avait commenté Churchill. Washington a objectivement besoin de l’autorité politique de De Gaulle en France, ce qui n’empêche pas Roosevelt et son entourage de rêver de l’« éliminer », expression de Roosevelt en décembre 1943, y compris physiquement ! Malgré cette haine, d’ailleurs réciproque, de Gaulle et les Américains sont liés pour des raisons de classe.
ÉLÉMENTS : Au fond, vous reprochez à de Gaulle de n’avoir jamais osé s’allier aux communistes. Si le parti de Thorez, allié de Moscou, s’oppose également aux vues des Américains, son poids électoral à la Libération (28 % des suffrages aux législatives de 1946) leur sert également de prétexte…
ANNIE LACROIX-RIZ : Je ne lui reproche rien, je ne dispense pas de conseils politiques a posteriori, j’établis des faits. Je constate son isolement. Il y a une contradiction fondamentale entre le de Gaulle protecteur du statu quo et donc indispensable à la grande bourgeoisie, bien qu’elle le haïsse – et son opposition à Washington. Les Américains étranglent la France, De Gaulle entend les hauts fonctionnaires expliquer que les « accords » en cours sont léonins et imprésentables à un Parlement… mais qu’il faut les signer. Il tonne, menace d’arrêter de livrer du charbon pour la campagne militaire américaine de 1945, sans contrepartie, et doit toujours céder face à l’atlantisme du grand patronat et des inspecteurs des Finances. Mais il démissionne de la Présidence du Conseil le 20 janvier 1946 : en aucun cas à cause des « manœuvres » des partis, dont le PCF honni, mais parce qu’il veut pouvoir revenir au pouvoir sans avoir « couvert » le désastre de la transformation de la France en colonie américaine. De fait, l’alliance extérieure objective entre de Gaulle, d’une part, l’URSS et le PCF, d’autre part, explique une originalité française relative qui a duré quelques décennies.
Annie Lacroix-Riz, Les Origines du plan Marshall, Le mythe de « l’aide » américaine, Armand Colin, 576 p.
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